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15 novembre 2006 3 15 /11 /novembre /2006 14:33
Par où commencer ? Nous pourrions rappeler avec profit comment fonctionnaient les corporations sous l'ancien régime, étudier les différences apparues après de 1792 et mesurer ainsi la capacité de nuire propre à l'esprit révolutionnaire. Mais ce travail a déjà été fait par de plus qualifiés que nous. Commençons par F.W.Taylor.

 


LE TAYLORISME

Remontons à Frederick Winslow Taylor (1856-1917). Quaker américain, ce pionnier du management a sans doute été influencé, de par son origine religieuse, par une conception du travail où l'homme ne paraît pas vraiment capable de penser et d'agir en être raisonnable. L'homme doit plutôt être organisé et régi par des principes qui feront de lui un être beaucoup plus efficace. A l'université, Taylor était déjà complètement investi dans la recherche de l'efficacité en tout. Il réussit à faire modifier les règles du base-ball en démontrant que lancer la balle par en haut était plus efficace que par en dessous. Selon Peter Drucker, Taylor est "le premier homme de l'histoire qui n'a pas considéré le travail comme allant de soi, mais qui l'a observé et qui l'a étudié" (1). Il est le père de l’organisation scientifique du travail (O.S.T). Dans son ouvrage La direction scientifique des entreprises (2), publié en 1911, il explique que "l’objet principal de la direction sera d’obtenir la prospérité maximale aussi bien pour l’employeur que pour chaque salarié".

Analyse des mouvements. Mesure des temps

Pour réaliser cet objectif, il introduit l’analyse des mouvements et la mesure des temps. Par l’observation, il escompte arriver à la définition de méthodes. Taylor s’intéresse donc principalement aux comportements relatifs à la fabrication. Ses principes et ses méthodes (mesure des temps, analyse des mouvements), furent développés aux Etats–Unis avant de venir en Europe et notamment en France en 1936 sous le Front Populaire.

La pièce maîtresse du système consiste à diviser une tâche en mouvements élémentaires (à décomposer les tâches en mouvements utiles), à mesurer les temps de chaque mouvement. La mesure des temps élémentaires à l'aide d'un chronomètre constitue la base de la méthode. Par l'observation, Taylor compare les mouvements et les temps chez plusieurs opérateurs. Il enregistre les temps moyens des mouvements, additionne la somme des temps et celle des temps morts pour obtenir un temps total. Il compare enfin les diverses manières de travailler et dégage ainsi la meilleure méthode à suivre : "the one best way".On sait que le taylorisme ne s'arrête pas là. Arrivent bientôt dans les entreprises des services spécialisés dans la mesure des gestes et des temps, chargés de concevoir les postes de travail de manière rationnelle et qui déterminent la méthode à suivre. Les bureaux des méthodes actuels sont les héritiers du taylorisme. Les gains de productivité obtenus ne sont pas discutables. Nous ne contestons pas le gain d'efficacité obtenu par le taylorisme. Mais la méthode met en œuvre une rationalisation plus adaptée à des machines qu'à des hommes. Les principes tayloristes entraînent : Une séparation de la conception, de l'organisation d'avec l'exécution dépourvue de toute initiative, de toute capacité de décision, car les services de conception et d'organisation appliquent les principes scientifiques qui déterminent "the one best way ".

 Affaiblissement du rôle hiérarchique

A noter que cette séparation n'a pas de signification hiérarchique. On sépare simplement méthodes et production, comme on pourrait séparer conditionnement et livraison. La hiérarchie de la production ne prend pas l'ascendant sur les techniciens des méthodes : elle en perd et devient une simple hiérarchie de surveillance. La spécialisation au poste de travail, non plus sur une technique, mais sur un seul geste ("le geste utile") crée le travail répétitif.

 L'homme, objet technique

La conception de l'homme qui en dérive est celle d'un homme technique. Il n'est plus l'auteur, le sujet de son organisation, il est l'objet de l'organisation. Son travail est mécanique, répétitif, entièrement déterminé par un ensemble impersonnel. Sa principale motivation au travail devient l'argent..   

Relations purement fonctionnelles 

La conception des relations humaines est très pauvre, principalement conçue pour rendre efficace l'organisation. La relation hiérarchique se réduit à la transmission de directives, au contrôle et à l'emploi d'un système de récompense et de punitions en fonction des quantités produites. (Système de salaires au rendement et de primes de production). La vérité historique veut que nous apportions quelques précisions supplémentaires. Taylor ne se limitait pas à la relation humaine pauvre que nombre d'entreprises ont adoptée (particulièrement les grandes entreprises où fut introduit le travail à la chaîne). Pour atteindre l’objectif de la prospérité maximale, il préconisait que direction et employés se fassent mutuellement confiance. " Dans le système de direction scientifique, écrit Taylor, l’initiative des ouvriers, c’est à dire leur énergie au travail, leur bonne volonté, leur esprit de recherche, est obtenue d’une façon constante et plus complètement que dans l’ancien système" Il y croyait. Dans une entreprise de roulements à billes, il rend les ouvriers responsables de leur propre perfectionnement, ce qui, d'une certaine façon, préfigure les groupes de progrès et d’autres méthodes encore en vigueur, 100 ans après, un peu partout notamment au Japon. Sait-on que Taylor considérait que l’application de son système permettrait d’augmenter le salaire des ouvriers de 30%, voire dans certains cas de 100 % ? La dimension humaine n’est pas absente chez Taylor. Que le taylorisme soit aujourd’hui synonyme de "travail à la chaîne" illustré par le film Les Temps Modernes de Charlie Chaplin n'est pas entièrement dû à la théorie préconisée par Taylor. Faire de Taylor un théoricien exclusivement préoccupé par les comportements relatifs aux tâches à effectuer est peut-être commode dans l'exposé des diverses théories. Mais cette manière de concevoir l'histoire du management est erronée (3). Quoiqu'il en soit, le développement industriel, sinon l'histoire, n'a retenu de Taylor que la partie théorique s'intéressant aux comportements tournés vers la fabrication, vers les choses. La partie "relations humaines" a été évacuée 

Outre l'aspect relationnel qui a suscité et suscite toujours de nombreuses résistances, le taylorisme a maintenant montré ses limites. Nombre d'entreprises ont adopté des systèmes très différents. Dans La direction scientifique des entreprises, Taylor posait quatre principes qui se sont heurtés et qui se heurtent encore de nos jours à des principes contraires.  

Principes tayloristes

Principes contraires

Développer une science du travail qui remplacent le système empirique. Privilégier la méthode optimale et faire profiter tout le monde de la meilleure façon de faire.

 Laisser à l’expérience et aux méthodes personnelles leur importance. Les hommes ne réagissent pas tous de la même manière. Ce qui convient à certains peut ne pas convenir à d’autres.  

Sélection scientifique et perfectionnement des ouvriers. Faire que chacun devienne excellent dans au moins une tâche.

Développer la polyvalence. Faire en sorte que les ouvriers puissent se remplacer mutuellement sans trop de difficultés.  

Faire connaître la science du travail aux ouvriers pour obtenir de meilleurs résultats.

 Faire comprendre aux divers acteurs que l’organisation optimale ne se réduit pas à des formules, car l'important est de pouvoir rester flexibles et réactifs. Les hommes et les techniques sont en perpétuelle évolution.  

Instaurer une division du travail et de la respon-sabilité entre les ouvriers et la direction qui doivent travailler en étroite collaboration.

 Chaque tâche ne peut pas devenir autonome et spéciali­sée. Pour éviter le cloison­nement, le "management fonctionnel" s’oppose à un management par processus. (relations transverses)

 

Quoique nous fassions une distinction entre les idées de Taylor et leurs applications pratiques telles que nous les connaissons, il n'en demeure pas moins que les conséquences réelles du taylorisme sur le travail humain sont exprimées par Robert Franklin Hoxie dans le compte-rendu de son enquête sur le taylorisme aux Etats-Unis. Il écrit  : "Le système dit - d'organisation scientifique du travail – détruit toute instruction et habileté d'ordre mécanique, et fractionne le travail en une série de petites tâches et confine les travailleurs dans l'exécution continue de l'une d'elles ; il tend à éliminer les travailleurs qualifiés, prive l'ouvrier de la possibilité d'appren­dre un métier, abaisse les travailleurs qualifiés, les déplace et les oblige à entrer en concurrence avec les moins qualifiés, restreint le champ de la concurrence et affaiblit la position de l'ouvrier au moment des négociations de l'embauche, en spé­cialisant les tâches et détruisant l'habileté professionnelle" (4).

 Nous pourrions nous interroger sur l'intérêt de critiquer de nos jours le taylorisme, puisqu'il semble combattu et éliminé de nombreuses entreprises. En fait, le taylorisme n'a jamais disparu. Il n'est lui-même que le produit d'une pensée technocratique appliquée à tout, y compris à l'homme. La conception tayloriste de l'homme au travail est à trouver non pas dans la simple méthode d'analyse des mouvements mais dans la philosophie qui sous-tend la théorie et qui est une philosophie de libération de l'homme. Cette libération consiste à exonérer l'homme de toutes les tâches complexes et à ne lui faire faire qu'un travail facile. Le Chatelier, principal introducteur et commentateur de Taylor en France écrit : "L'ouvrier est un homme comme les autres. En nous promenant sur un chemin facile et agréable, occupation n'exigeant aucun effort intellectuel, nous songeons à mille choses futiles ou intéressantes et ne voyons pas la longueur du chemin. De même, l'ouvrier, si son travail bien préparé est facile à exécuter, s'il se trouve dans un atelier propre et bien chauffé, accomplit alors son travail sans y penser, songeant tranquillement à ses petites affaires, à ses projets du lendemain, à sa grande distraction des jours de liberté : la pêche à la ligne, occupations cent fois plus monotones cependant que tous les travaux d'atelier."

 Certes, le taylorisme convient à certains. Nous connaissons des personnes qui se rendent bien compte qu'elles sont obligées d'effectuer des tâches répétitives et peu valorisantes. Elles estiment plus réalistes d'accepter la situation et, l'habitude aidant, ne s'en trouvent pas trop mal. D'autres personnes préfèrent les tâches mécaniques, sans surprise, à un travail qui les impliquerait davantage. Ces personnes peuvent travailler honnêtement, mais ne sont pas prêtes à s'engager personnellement. Le Chatelier n'a pas toujours tort. Mais de ces cas particuliers, on ne saurait tirer des vérités universelles. L'expérience a démontré que le système tayloriste ne pouvait pas être généralisé sans porter atteinte à l'équilibre social. Le taylorisme est aussi à l'origine des grandes masses ouvrières et des grandes grèves. Historiquement, l'industrialisation tayloriste est le terrain préféré des syndicalismes révolutionnaires, anarchistes et marxistes (5). Le travail humain mécanisé engendre non point seulement la misère physique ou la misère économique, misères qui se sont d'ailleurs fort atténuées dans les pays économiquement développés, mais un vide, un anonymat, une misère morale, qui n'accorde à l'homme qu'un statut de robot.

Hugo Clementi



[1] P. Drucker in La nouvelle pratique de la direction des entreprises

[2] Toutes les citations de F.W. Taylor sont tirées du même ouvrage : La direction scientifique des entreprises, présentation de L Maury, Dunod, 1971.

[3] Taylor était un homme de système. Il ne s’intéressait pas qu’à la produc­tion et au rendement : il incluait l’homme dans son système et le priait d’en partager les vues. Il était le premier à constater que ce qu’il proposait était rejeté par les ouvriers. Il en souffrait car il mesurait «combien misérable est l’existence d’un homme qui ne peut regarder en face un seul de ses ouvriers, sans trouver dans son regard une franche hostilité, et ne voit autour de lui que des ennemis en puissance.» Ce qui ne l’empêchait pas de persister : les autres avaient tort. « Je me suis aperçu que la majorité des hommes s’opposaient à tout progrès de la façon la plus agressive et la plus amère » écrira-t-il. (Cf. Davidow et Malone, L’entreprise à l’âge du virtuel, Maxima, Paris, 1995. pp. 187 - 188). Sa conception de l’homme était essentiellement négative. Il préférait son système.

[4] Cité par Bernard Largillier in CEE information. Tiré à part 2 ; 5 ; 10

[5] Ce qui pose la question de la responsabilité sociale du libéralisme qui a voulu promouvoir l'homme en lui donnant comme objectif prioritaire de se libérer de sa dépendance matérielle. L'objectif d'efficacité du taylorisme va dans le même sens. Le libéralisme accorde une valeur disproportionnée à la liberté et minore l'importance du bien commun, ce qui permet l'existence de systèmes de toute sorte qui compromettent ou contredisent l'harmonie sociale.

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  • La politique est refoulée par les mêmes causes qui ont éliminé la religion. Dès lors, que reste-il de la société ? La science ? Mais la science ne donne aucun sens aux actes humains. Il est urgent de retrouver la mémoire de ce que nous sommes
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