Pourquoi l'Icres ? Quelles orientations? Quelles études ? Présentation du travail et de l’orientation de l’Icres
L'institut chrétien de recherches et d'études sociales (Icres) a pour but de collaborer à l’instauration du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Notre réflexion
sur le monde actuel part des interrogations suivantes : quelles sont les causes de la déchristianisation actuelle de notre société ? Comment en est-on venu à parler d’apostasie
silencieuse ?
L’esprit technique
Notre monde, dominé par la science et par la technique porte à croire que l’agir humain doit être réglé sur la technique. C’est la prévalence de la science et de la technique qui
nous a conduit à préférer l’étude de l’entreprise et de ses modèles organisationnels. Ils se retrouvent pour une bonne part dans la société qui, de l’éducation nationale à la sécurité sociale,
des syndicats aux partis politiques, d’un même cœur, parle de projets, d’objectifs, de procédures, d’efficacité. La société entière se convertit au management. Etudier le monde du travail, c’est
donc étudier la société. Nous examinons l’entreprise dans son environnement économique. Notre analyse s’effectue en référence avec la doctrine sociale de l’Eglise.
D'autres, avant nous, ont fait le même constat : la prioroté de l'économie sur la politique et sur la société toute entière vient de cet esprit technique, technocratique qui prône
une révolution silencieuse non dans la rue, mais par le haut.
La direction et l’organisation des entreprises semblent n'être aujourd'hui qu’une affaire technique, voire scientifique. S'il doit en être ainsi, que deviennent
les préoccupations morales et religieuses dans la science et dans la technique ? Elles disparaissent. Elles sont de trop. Aux obligations morales, l’homme moderne, jaloux de son
indépendance, attaché à l’autonomie de sa conscience, préfère la Science, la Technique ou l’Economie, qu’il écrit avec des majuscules. " La grande misère de l’ordre social, disait
Pie XII, est qu’il n’est ni profondément chrétien, ni réellement humain, mais uniquement technique et économique et qu’il ne repose nullement sur ce qui devrait être sa base, et le fondement
solide de son unité, c’est à dire le caractère commun d’hommes par la nature et de fils de Dieu par la grâce de l’adoption divine. "
En fait, ni le travail ni l’économie ne peuvent échapper aux obligations morales, dans la mesure où l’homme n’a pas seulement des besoins matériels à satisfaire. Il est en même
temps sujet de devoirs et de droits : nécessité de tirer de son travail sa subsistance, mais devoir de faire vivre et d’élever sa famille. Devoir d’accomplir le travail auquel il s’engage,
mais droit de recevoir une juste rémunération en retour etc. La question morale ne saurait être éludée : elle se présente comme un ordre à établir, à maintenir ou à perfectionner. C’est une
question pratique qui se préoccupe du pourquoi. En revanche, la technique ou la science moderne se penchent sur le comment.
L’entreprise pense sa production sous forme de process qui cherchent à maîtriser l’enchaînement des tâches. Pour autant, les théories de management ne sont pas neutres vis
à vis de l’homme comme peuvent l’être les sciences qui étudient les lois de l’optique ou de l’électricité. Les courants d’organisation des entreprises traduisent différentes conceptions de
l’homme et de la société. Ils présupposent des "normes" comportementales qui correspondent bien aux impératifs de développement des entreprises tels qu’ils les conçoivent, mais ces impératifs
coïncident-ils assurément avec les préceptes religieux et moraux enseignés par l’Eglise ? L’organisation des entreprises ne peut s’abstraire de la morale car l’entreprise est bien obligée
tenir compte non seulement de ses engagements envers ses salariés et ses partenaires, mais aussi de ses obligations envers la société en inscrivant son activité dans le cadre du bien commun.
Qu’en est-il dans les faits ?
Qu’il s’agisse du taylorisme, qui transforme le sujet humain en objet technique, ou du management moderne prônant un homme autonome, nous ne trouvons pas la doctrine de
l’Eglise.
L’autonomie de l’homme
Dans l’entreprise, le désir d’autonomie de l’homme s’est traduit par le productivisme : l’homme prouvait ainsi qu’il tirait tout de son propre fonds. Cette fausse autonomie
est la véritable pierre d’achoppement : l’homme dépend de Dieu. Le fait qu’il puisse se nourrir grâce aux dons que lui procure la création et grâce à la technique – qui vient de Dieu – ne
l’exonère pas de ses devoirs envers le Créateur et ne change pas sa nature : l’homme ne peut aller vers son bien que s’il observe les règles morales. C’est pourquoi nous faisons notre le
constat que dressait Pie XII : " La contrefaçon des desseins de Dieu s’est opérée à la racine même, en déformant la divine image de l’homme. A sa véritable figure de créature, ayant
origine et destin en Dieu, a été substitué le faux portrait d’un homme autonome dans sa conscience, législateur incontrôlable de lui-même, irresponsable envers ses semblables et envers le groupe
social, sans autre destin hors de la terre, sans autre loi que celle du fait accompli et de l’assouvissement indiscipliné de ses désirs. "
Le travail salarié implique une acceptation des buts de l’entreprise ainsi que des moyens mis en œuvre. L’organisation des entreprises propose à la conscience de chacun, des normes
comportementales et sociales. De proche en proche se forgent des cadres de références, des hiérarchies de valeurs que les hommes intériorisent au cours d’une longue pratique. Un catholique ne
peut se laisser modeler ainsi sans examen critique préalable. L’étude des courants d’organisation répond donc à un enjeu important. Le regard que nous portons est critique. Redisons ici, afin
d’éviter de regrettables malentendus, que nous ne confondons pas le travail avec les théories sur le travail, ni les entreprises, qui font ce qu’elles peuvent, avec les théories d’organisation.
Notre propos n’est pas de juger telle ou telle entreprise et encore moins les hommes d’entreprise. Nous voulons d’abord inventorier ce qui fait obstacle à la doctrine sociale de l’Eglise. Nous
voulons d’abord expliquer pourquoi le monde du travail est totalement déchristianisé et moralement agnostique. L’explication se trouve dans le contenu des théories de management et bien sûr dans
l’influence qu’elles exercent.
L’étude des écoles d’organisation
Le travail de l'ICRES, commencé dans le cadre de Civitas, s’est d’abord concentré sur le taylorisme, apparu au début du XXème siècle et qui n’est pas mort aujourd’hui.
Il s’agit de cette philosophie de l’organisation qui regarde toutes les activités de l’entreprise et de l’homme au travail comme un processus technique. Elle part d’une vision mécanique de la
production, qui sépare l’organisation d’une part et l’exécution d’autre part, conception en amont et réalisation en aval. Le travail humain fait partie du processus. L’homme est inséré dans
l’organisation comme un robot ou n’importe quel outil. Il dépend de la machine. Le taylorisme c’est le travail à la chaîne, la production en série, les concentrations capitalistiques, les masses
ouvrières, le travail dépersonnalisé.
L’actualité de cette étude réside dans le fait que le taylorisme n’est pas mort. Quoiqu’on en pense, l’informatique ou les procédures qualités engendrent une dépersonnalisation du
travail et rendent l’homme dépendant d’un système mécanique impersonnel. Certes, elles pourraient ne pas le faire, mais, par le statut qu’on leur accorde, elles le font. Le facteur humain est
remplacé par le facteur technique. " Des conceptions d’inspiration nettement matérialiste détruisent consciemment la personnalité humaine et tendent à faire
de l’individu un élément de masse, en utilisant pour atteindre leur but, sans considération d’aucune sorte, la situation technique, économique et sociale. "
La conception chrétienne du travail dit que l’homme est sujet de son travail, sujet de l’organisation et non " objet " qu’on organise, sujet de l’économie et non
simplement facteur de consommation et de production.
En contrepoint du taylorisme vient le courant humaniste, inauguré dans le management par Elton Mayo. Cet australien découvre dans le monde du travail l’importance du facteur
humain. Mais ses observations tendent à majorer l’importance des facteurs affectifs. C’est au niveau des sentiments qu’il porte son attention. Pour lui, les attributs essentiels de l’âme humaine
ne sont ni l’intelligence, ni la volonté, mais plutôt des besoins. Besoin d’être reconnu, de jouer un rôle dans un groupe ; besoin de considération, d’être consulté sur les conditions de
travail, (quelles que soient d’ailleurs les décisions prises après consultation).
Reste que F.W. Taylor et E. Mayo, en faisant apparaître une dimension technique et une dimension humaine dans l’organisation du travail, ont fourni aux réflexions sur le management
une matrice utilisée encore de nos jours. S’y sont appliqués Blake et Mouton, Rensis Likert, Hersey et Blanchard. Les schémas qui en sont sortis pèchent tous par deux erreurs. La première, est de
situer l’autorité dans la dimension technique, alors que l’autorité est une vertu morale dont le propre est de promouvoir et de défendre le Bien commun. La deuxième est de
confondre la dimension humaine avec la sensibilité, les sentiments, la subjectivité. Tout se passe comme si l’intelligence n’était que technique. Au total, la morale n’est nulle part.
Démonstration est faite, s’il en était besoin, qu’on ne peut bâtir de morale à partir d’erreurs en série sur la nature humaine.
L’homme n’est ni uniquement ni même principalement,
tel l’animal, un être de besoins.
Se développent dans la deuxième moitié du XXème siècle, des théories sur les besoins de l’homme au travail. Douglas Mc Gregor, Abraham Maslow, Frédérick Herzberg sont
les auteurs les plus connus. Ils répondent à un besoin spécifique de l’après-guerre (1945). A l’époque de la guerre froide, le marxisme attaquait le monde libéral principalement par une critique
des entreprises qu’il réputait être des lieux d’exploitation et d’aliénation. La réponse des Etats-Unis a été (et est encore) de présenter l’entreprise comme un lieu d’épanouissement, où l’homme
peut satisfaire ses besoins fondamentaux. L’entreprise est décrite dans une perspective fonctionnaliste, c’est à dire qu’on assigne au management la tâche de trouver l’organisation qui satisfera
le mieux les besoins des hommes. En outre, la satisfaction des besoins est un facteur de productivité. Tout est donc pour le mieux : tout le monde y gagne. De nos jours encore, il est
difficile de se défaire de la séduction de ces théories. F. Herzberg, en particulier, emporte l’adhésion des tenants du management participatif. Il a laissé son empreinte par le développement des
groupes autonomes ou semi-autonomes et par la notion d’enrichissement des tâches.
Si tout était faux dans ces théories, elles n’auraient jamais eu aucun succès. Il faut nous interroger sur la conception de l’homme qu’elles proposent. Pour elles, l’homme est un
être de besoins. Soit, mais les plantes et les animaux ont également toutes sortes de besoins. Ces théories ne cernent pas l’essentiel. Le terme de "besoin" est par ailleurs beaucoup trop
imprécis pour ne donner qu’une seule théorie claire et univoque. Les besoins sont au management ce que les droits de l’homme sont à la politique. La charge idéologique est importante. C’est ainsi
que Mc Gregor et A. Maslow en arrivent a présenter les besoins fondamentaux dans une perspective évolutionniste progressiste, recoupant les âges de l’humanité. Bien sûr, l’âge le plus avancé
correspond à l’individualisme américain. F. Herzberg est dans la même mouvance. Qu’on y regarde bien : les facteurs (ou besoins) sociaux recensés par Herzberg ne sont que des "facteurs
d’hygiène", dont la puissance de satisfaction est relativement modeste. Au contraire, les facteurs valorisants (intérêt du travail en lui-même, responsabilité, progrès personnel, promotion) se
trouvent sur un registre individualiste. Les théories des besoins révèlent une tragique méconnaissance du rôle social des hiérarchies, de la société et singulièrement une insouciance totale vis à
vis du bien commun.
La faiblesse de ces théories est d’accorder aux besoins le statut d’éléments essentiels constitutifs de la nature humaine. C’est vouer l’homme à la recherche
éperdue de soi, c’est l’approcher dangereusement de l’animal dominé par ses instincts, c’est refuser à l’intelligence et à la volonté leur place prépondérante, c’est détruire les bases de la loi
naturelle, c’est brouiller les pistes et abîmer l’homme créé à l’image de Dieu.
Les stratégies d’entreprises et le management participatif.
On doit à Alfred Chandler la mise en évidence des stratégies d’entreprises. Cet historien s’est principalement attaché à étudier les structures et les stratégies d’entreprise en
observant les grandes sociétés américaines entre 1850 et 1920. Sont mises en évidence, les correspondances entre le produit d’une entreprise, sa place sur le marché, son mode de diffusion, sa
structure (centralisée ou décentralisée) et finalement sa politique de relations humaines, ses valeurs et ses croyances.
C’est dans la perspective de la stratégie d’entreprise que nous avons étudié le management participatif, objet de tant d’illusions et de tant d’équivoques. Nous avons rappelé ses
origines douteuses Carl Rogers, Moreno, chantres de la dynamique de groupe. Certes le management participatif prône la décentralisation, la direction par objectif, la délégation, la
responsabilisation des acteurs. Tout cela peut convenir à une conception chrétienne de l’homme qui semble enfin reconnu comme un être capable de poser des actes intelligents et responsables.
Mais, dans le même temps, le management participatif exprime une défiance vis à vis de la hiérarchie, ce qui dénote toujours la même incompréhension de l’organisation sociale et de la nécessité
de promouvoir le bien commun). Le mangement participatif favorise le travail d’équipe, mais combat en même temps la notion de communauté de travail en prônant le changement et l’instabilité. Sa
conception de l’homme est celle d’un individu autonome, c’est à dire sans liens ni attaches sociales, d’un individu rationnel, qui travaille pour satisfaire ses besoins.
Une des formes les plus extrêmes et les plus instables du management participatif est illustrée par le Reengineering.
Cette forme d’organisation est motivée par l’observation (vraie) que les services et les fonctions d’un organigramme présentent une fâcheuse tendance à cloisonner, à saucissonner
l’entreprise. Pour pallier l’inconvénient, le reengineering diminue ou supprime les fonctions classiques et organise le travail de l’entreprise selon des processus de base tels que le lancement
de nouveaux produits, l’amélioration du cycle financier, la réponse aux besoins des clients, etc. C’est ce qu’on appelle travailler en "structures plates" ou encore en "structures transverses".
Cette organisation cherche en fait à traiter techniquement le problème moral numéro un de toute collectivité, de toute communauté : comment décloisonner, c’est à dire comment travailler en
évitant les comportements égoïstes individualistes, ou étroitement corporatistes. La réponse est aisée : en mettant en évidence le bien commun et en mobilisant la hiérarchie pour cela. Mais
au lieu d’en revenir aux considérations morales de base, le management préfère une "technique d’organisation". Or la technique ne remplace jamais le sens moral.
Les théories de communication et de relations dans l’entreprise
Comme mentionné plus haut, les théories de management ne sont pas moralement ou humainement neutres. Elles se fondent sur une vision de l’homme et de la société souvent
incompatible avec l’enseignement de l’Eglise. Cette impossibilité à rester dans la neutralité est prouvé par l’usage abondant de méthodes de communication telles que l’analyse transactionnelle
(A.T) ou la Programmation Neuro-Linguisituqe (PNL).
Le premier outil de l’Analyse transactionnelle résulte de la présentation structurale du moi en trois parties : le Moi-Parent :siège de l’Appris, des comportements
inculqués, des prescriptions morales ; le Moi-Adulte : siège de la pensée et du raisonnement ; le Moi-Enfant : siège du senti, des impulsions, de la vitalité.
Cette présentation (qu’on appelle le P.A.E.) suffit à montrer ce qui sépare l’analyse transactionnelle de la conception chrétienne de l’homme. En effet, pour un catholique, la
morale naturelle, qui est écrite dans le cœur de l’homme, a une valeur transcendante, universelle. Elle ne résulte pas de l’éducation. Elle peut et elle doit s’appliquer sous tous les climats.
L’éducation permet l’observance de préceptes. Elle ne les décide pas. La morale guide l’homme vers son bien véritable. Mais la morale ne se réduit pas à l’observation d’un code prédéterminé.
L’intelligence intervient pour discerner ce qui est bien. Ce qu’il convient de faire dans une situation donnée apparaît dans la conscience par un jugement, sous la forme de l’obligation
morale.
Dire que la morale est la résultante de l’appris, alors que l’intelligence se trouve dans l’instance "adulte", c’est donner à la morale un jour sans intelligence, bêtement
conservateur, irrationnel. C’est présupposer que la morale n’a que le statut précaire de l’imitation, de l’habitude non remise en question, du psittacisme. Alors que pour un catholique, l’homme,
par sa propre intelligence, est capable de découvrir, et à tout le moins capable de juger ce qui est bon. Certes, l’éducation joue un grand rôle, mais justement, cette éducation éveille
l’intelligence en apprenant à faire le bien et à éviter le mal.
Dans la même perspective, nous étudions également la sœur jumelle de l’A.T. : la Programmation Neuro Linguistique
Le management à l’âge de la mondialisation
La stratégie actuelle des organisations mondiales préconise l’organisation en réseaux. Ce mode de fonctionnement implique une plus grande flexibilité et une nouvelle définition de
la relation de travail. Cette organisation doit être évaluée non seulement sous l’aspect technique, mais également sous le triple aspect relationnel des hommes entre eux, des entreprises entre
elles et de l’entreprise avec l’Etat et la société.
A très peu près, tout le monde s’accorde à voir dans l’évolution actuelle une diminution ou même une élimination des Etats-nations dans le domaine économique au profit des
entreprises et de la loi du marché. Ce ne sont plus les Etats qui décident d’une politique économique, mais les entreprises qui régulent et dictent leurs conditions aux Etats. Elles en arrivent à
influencer d’autres domaines connexes à l’économie tels que la culture, la démographie, l’université, etc. Il s’ensuit une confusion entre politique et économie. L’économie, par
essence est de caractère privé (initiative de la production, caractère privé de la consommation), tandis que la politique, par essence, se préoccupe de ce qui est public. Pie XII, intervenant sur
la question, enseignait : " toute l’activité politique et économique de l’Etat est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, à savoir la réalisation des conditions
extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour développer leurs qualités, leurs fonctions, leur vie matérielle intellectuelle et religieuse. "
La réflexion morale principale porte sur le problème suivant : la politique a pour finalité le bien commun. Les entreprises aux intérêts divergents, prises dans une
concurrence très forte, ne peuvent se préoccuper du bien commun de la collectivité. Si le politique est soumis à l’économique, que devient le bien commun ?
Michel Tougne