Nous ne prétendons pas avoir rendu compte de la réalité multiforme et très variable des entreprises en réseau. Nous n’avions d’ailleurs nullement l’intention de faire ce qui existe déjà et qui est assez bien fait : les ouvrages que nous avons cités suffisent à présenter ces réalités. Tant qu’on se cantonne au domaine technique de l’organisation, la stratégie des réseaux est toute de logique. Elle ne porte à aucun commentaire particulier. L’organisation commande à l’entreprise de rechercher et d’organiser les ressources dont elle a besoin. Le présupposé, c’est que l’entreprise doit s’adapter.Mais le présupposé peut être remis en question lorsqu’on s’aperçoit que la situation difficile, à laquelle les entreprises doivent faire face, a été créée par les entreprises elles-mêmes : c’est dans la mesure où l’on se livre à la guerre économique, à la concurrence sans fin, c’est dans la meure où l’on affirme (sans preuve) que la guerre, c’est le progrès, qu’on trouve normal de se trouver en permanence en situation de survie. Or, le présupposé manque de fondement. Une saine remise en cause permettrait de sortir des contraintes organisationnelles. Si l’on sort du mécanisme organisationnel, pour se placer plus largement sur le plan humain et sur le plan de la société, incluant le plan moral individuel et le plan politique, il en va tout autrement : le réseau n’apparaît plus sous un jour logique et anodin. C’est pourquoi nous devons étudier : Les conditions de travail qui sont faites au personnel – qui est, pour partie, externalisé. L’entreprise riche, dotée de ressources sans précédent, a-t-elle les moyens d’offrir autre chose qu’une vie précaire, où contrastent l’opulence et le dénuement, sans beaucoup d’attrait ni de sens ? L’emploi est-il plus stable ? Le travail plus personnel ? Nous examinerons les relations interentreprises à l’intérieur d’un réseau. Bien que dénommées partenaires, n’existe-t-il pas entre les firmes un rapport de forces dominés - dominants, débouchant sur la tyrannie d’un petit nombre dans la plupart des secteurs ? Enfin, la mondialisation, élément prépondérant de notre économie moderne, pose un problème politique inédit : La stratégie des entreprises face à l’Etat-nation confère un nouveau statut à la politique. Quel est-il ? Qui demain gérera la planète ?
L’externalisation de certaines activités de l’entreprise signifie la plupart du temps un changement de rapport entre le travail et l’entreprise. Par exemple, externaliser un service maintenance, signifie qu’on fait appel à une autre entreprise pour faire ce que faisait un service autrefois hiérarchiquement intégré. Les membres de la sous-traitance sont alors mis en concurrence, leur non-appartenance à l’entreprise utilisatrice est toujours soulignée dans tous les rapports humains ou juridiques. Même après plusieurs années, rien n’est acquis, rien n’est assuré : la concurrence est toujours là. Or, le rapport commercial, qui fait de l’homme un produit, est souvent plus dur que la relation entre les membres d’une même entreprise. Ne serait-ce que parce qu’il subsiste, entre salariés d’une même entreprise, la notion d’un intérêt commun. Le rapport commercial se borne le plus souvent à obtenir la meilleure prestation au meilleur prix. La concurrence aidant, il est plus facile de négocier d’une année sur l’autre, non pas une augmentation pour suivre le coût de la vie, mais une baisse de 1 ou 2% : le contrat prévoit parfois que l’entreprise prestataire doit réaliser des gains de productivité qu’il pourra répercuter sur son client en réduisant le montant de sa facturation. Les procédures obligent les prestataires au respect des prix, des délais et de la qualité, sous peine de lourdes pénalités.[1] Les conditions draconiennes des contrats sont bien plus sévères que le fameux « lien de subordination » qui entraîne le contrat de travail. Mais ces conditions définissent le lien entre deux entreprises. Elles échappent donc au droit du travail et ressortissent du droit commercial. Particulièrement dans certains cas où l’entreprise fournisseur travaille à demeure dans les ateliers de l’entreprise pivot pendant plusieurs années, le recours à la sous-traitance équivaut à contourner le lien juridique des contrats de travail et à transformer ce contrat de travail en contrat commercial interentreprises. « Le management juridique » devient une notion importante dans l’entreprise en réseau.
D’une manière générale l’entreprise en réseau se conjugue avec une politique de personnel qui mène à de fréquentes suppressions d’emplois, surtout chez les cadres moyens. On aura facilement recours à de nouvelles « approches de l’emploi »[2] telles que le temps partiel, le temps partagé, le télétravail, les contrats à durée déterminée qui tendent à permettre aux employeurs d’embaucher les cadres sur des contrats de deux ou trois ans. Ces pratiques ont des retombées sociales qui semblent durables. Dans un souci de flexibilité, de réponse rapide à la demande, les entreprises cherchent à « dégraisser » leurs effectifs. Mot affreux s’il en est, note Dimitri Weiss. En contrepoint, l’innovation des entreprises en réseau reste problématique, leur capacité de création d’emploi à peu près nulle. Le journal La Tribune du 15 octobre 2004, faisant l’éloge du livre « La face cachée du management »[3] montre qu’à la suite des restructurations - remède de cheval appliqué aux entreprises comme autrefois la saignée aux patients de Molière - les miracles attendus ne se produisent pas. « Les résultats se révèlent bien mince et surtout éphémères. » Les auteurs du livre citent une étude américaine, selon laquelle « sur les 30% d’entreprises qui ont procédé à des mises à niveau d’effectifs entre 1988 et 1993, 66% d’entre elles n’ont constaté aucune amélioration de la productivité et 55% n’ont pas augmenté leur profit opérationnel » De son côté, Michael Milgate n’annonce pas d’embellies. Il estime peu probable que : « dans un environnement concurrentiel à évolution rapide, la pression sur la réduction des coûts et l’optimisation de la productivité diminuent. Cela signifie que les méthodes et les pratiques professionnelles continueront à être surveillées de près, ce qui entraînera des changements continus dans la structure organisationnelle et le déploiement des employés ainsi que dans les acquisitions et les cessions d’activités ou de sociétés. (…) On peut s’inquiéter désormais qu’une priorité exclusive accordée à des décisions rationnelles et fondées sur des impératifs de réduction des coûts néglige certains questions moins tangibles de culture et de motivation des employés, qui peuvent se révéler importantes au niveau de la création d’un avantage concurrentiel[4] ». On ne saurait mieux dire qu’il va être de plus en plus difficile de demander au personnel de partager son temps à travers le réseau, à cheval sur plusieurs entreprises, de se retrouver des mois entiers sans bureau ni affectation claire, et d’obtenir engagement, enthousiasme, créativité, etc.
Depuis bientôt vingt ans, certains cadres dirigeants reçoivent des affectations avec l’objectif de mettre en place un nouveau système de gestion dans un établissement ou d’opérer une restructuration dans un autre. La mission une fois terminée, ils reçoivent une nouvelle affectation pour une autre ville avec une nouvelle lettre de mission. La politique de direction par objectifs propulse directeurs et cadres d’établissement en établissement, d’un pays à l’autre pour des périodes le plus souvent de 2 à 3 ans. La mobilité est devenue une condition préalable à une possible progression de carrière. Mais l’exigence de mobilité va toujours croissant. Dans un réseau, il est clair qu’une entreprise donneur d’ordres, ne serait-ce que pour gérer les sous-traitants, est amenée à externaliser une partie de son personnel qui joue les contrôleurs dans une entreprise puis dans une autre. La caractéristique importante de l’externalisation, nous l’avons déjà noté, est le passage de la relation hiérarchique à la relation par contrat. Cette gestion nécessite un contrôle important de la part de l’entreprise donneur d’ordre. C’est pourquoi elle missione des cadres chez le sous-traitant avec pour mandat de vérifier si tous les termes du contrat sont respectés. Dans d’autres cas, des techniciens, des gestionnaires ou des ingénieurs sont amenés à partager leur temps entre plusieurs entreprises du groupe, chaque cadre ayant simultanément à son actif plusieurs objectifs dans plusieurs établissements. Il semble que le métier de cadre ou de technicien doive désormais se passer en voiture, dans les trains ou dans les aéroports. Lors d’une intervention devant le Conseil Economique et Social du le 5 avril 1995, Denis C. Ettighoffer, Président de Eurotechnopolis Institute, s’exprimait ainsi : « Facilité par la diffusion des réseaux, le maillage des organisations en filières professionnelles est en train de se substituer aux lignes hiérarchiques traditionnelles. Chacun s’adosse aux savoirs et aux expériences des autres afin de gagner en productivité ». En visionnaire il prédisait aux cadres leur transformation en « nomades électroniques » qui devront pratiquer les réseaux pour s’informer, se former, travailler à distance. « Les cadres devront, en s’installant dans les réseaux, se doter d’une nouvelle culture. Le nomadisme électronique est très cosmopolite, il fait bon parler anglais en communiquant avec un collègue inconnu du bout du monde. Des pratiques qui sont en train de bouleverser des modes de travail traditionnels tout autant que les statuts sociaux du monde du travail. Dans cette nouvelle « culture-réseau » nécessaire aux cadres, la conscience du service rendu à la collectivité va de pair avec une idée de l’entreprise étendue à une diaspora professionnelle ». Voilà donc l’entreprise transformée en diaspora. Quant à la « conscience du service rendu à la collectivité » dont parle D. Ettighoffer on s’interroge pour savoir à quelle collectivité il fait allusion. La diaspora professionnelle, le nomadisme peuvent-ils se conjuguer avec la notion de collectivité, quand on ne sait pas très bien quelle mission suivra celle qu’on est en train de remplir ou si seulement suivra une autre mission ? Le sentiment d’appartenir à une collectivité est très affaibli pour deux raisons : Premièrement, il est de plus en plus clair que les grandes entreprises fabriquent un environnement concurrentiel à outrance où la règle est la mise à mort du ou des concurrents. Toutes les entreprises sont fragilisées. Aucune entreprise en réseau ne peut garantir ni l’emploi, ni sa propre survie. Son mode d’organisation interne n’offre plus de réelle communauté de travail. Le licenciement est une éventualité, toujours actuelle, concernant tout le monde. La notion de collectivité, s’il elle subsiste, est évanescente Deuxième raison : la stratégie de l’entreprise vise son intérêt propre et sa survie. Même lorsqu’elle a une politique locale qui rencontre les intérêts commerciaux de ses clients, on ne peut pas assimiler cet ajustement commercial à une politique à long terme allant dans le sens du bien commun d’un pays quel qu’il soit. Il est clair que l’entreprise travaille pour des clients, à échelle mondiale, que son capital est international, qu’elle délocalise avec facilement. C’est pourquoi on ne voit pas de quelle collectivité elle se réclame et pour quelle collectivité elle travaille. Ettighoffer en tient pourtant pour les communautés. Il continue : « Le sentiment d’appartenir à une communauté professionnelle deviendra plus net (…) Les tribus[5] professionnelles se chercheront et s’interpelleront avec curiosité dans ces réseaux qui deviendront un fédérateur, un catalyseur d’organisation d’un genre tout à fait nouveau.Les personnels expatriés qui se retrouvent dans les escales, dans les lieux du monde les plus cosmopolites, connaissent déjà ce sentiment. Un sentiment qui les éloigne parfois de leur communauté d’origine – de leur entreprise d’origine – au bénéfice d’une relation très forte entre eux ». Le cadre nomade ne risque-t-il pas de ressembler davantage à un paumé qu’à un père de famille ? Dix ans après l’intervention de D. Ettighoffer cette perspective n’est peut-être pas entièrement réalisée, mais l’évolution va dans ce sens. L’autonomie de l’homme, pensée dans l’abstrait, devient le mythe d’un individu sans racines sociales. Cette idéologie permet à l’entreprise de se retirer du rapport social : elle estime ne plus avoir à penser l’emploi en terme de stabilité, (cela coûte trop cher, vu la concurrence) ; elle ne veut plus penser qu’à elle-même, à son court terme, à sa survie. Le discours de Denis Ettighoffer peut-il être interprété comme une suggestion, à l’adresse des syndicats, pour qu’ils aident à la formation de diasporas professionnelles internationales ? Les organisations syndicales ont bien du mal à définir leur rôle dans l’entreprise en réseau. N’auraient-elles pas un nouveau rôle à jouer dans la gestion des métiers, en s’adaptant à la mondialisation ? Cela ne résoudrait en rien la question qui est la suivante : Est-il sûr que l’entreprise travaille encore pour la société que nous habitons ? Pour D. Ettighoffer, le contrat de travail plein temps est un modèle datant d’une époque révolue. La solution, selon lui, est de pratiquer le temps partiel pluriel. « Le marché du travail exclut de plus en plus de salariés « normaux ». D’ores et déjà quelque 30% de la population active française et 40% de l’américaine et de la britannique se retrouvent dans des métiers exercés à temps partiels » Une prévision de l’institut économique allemand prévoyait une évolution de la population active segmentée en 25% de salariés permanents, 52% de salariés peu qualifiés à statut précaire, et 50% de salariés occasionnels, marginaux, chômeurs ou semi-chômeurs. Nous répétons notre question : est-il sûr que l’entreprise travaille pour la société ? Ou bien profite-t-elle de la société ? D’où vient que sa survie et son développement passent par la création de 50% de salariés marginaux ou chômeurs sans qu’on remette en cause les impératifs qu’elle s’assigne ? Certes, répond l’entreprise, « nous sommes dans une guerre économique ». Or, il n’est pas facile d’arrêter une guerre.
L’entreprise en réseau, qui est au départ une entreprise importante, voire déjà internationale, atteint la taille mondiale grâce aux leviers de cette stratégie, à savoir, faire supporter au sous-traitant : le coût de la gestion et des tensions avec le personnel, le coût des stocks, l’investissement et le risque financier en incitant à l’acquisition d’équipements spécifiques, notamment dans les cas d’imbrication, dès le stade l’étude du produit un contrôle total et permanent de la gestion et de la fabrication, via les certifications qualité. Sans bourse délier l’entreprise pivot domine son réseau, elle acquiert une taille et une puissance mondiale alors que son identité devient floue. On parle aussi de « globalisation », mais ce terme est un barbarisme américain. Par opposition à l’internationalisation, ce processus entraîne l’uniformisation de l’économie mondiale. L’internationalisation des entreprises s’opère en général en adaptant les produits à chaque pays. En revanche, l’entreprise globale vend les mêmes produits de la même manière dans le monde entier. Pour une entreprise globale, les pratiques de délocalisations deviennent courantes. Recherchant son intérêt la firme mondiale n’hésite pas à licencier le personnel d’un pays donné pour s’installer dans un nouveau pays où les frais sont divisés par deux, par trois, voire par cinq. La contrepartie de ces pratiques opportunistes est l’interrogation sur la finalité de l’entreprise. Respecte-t-elle le bien commun du pays qui lui a permis de s’installer, de se développer grâce aux universités, aux infrastructures et aux efforts de la collectivité ? A ce stade, l’entreprise pose le problème de sa légitimité. Confrontée à cette interrogation, l’entreprise développe une idéologie attaquant le « nationalisme » en exaltant le mélange des cultures et la mondialisation. Faisons référence à Denis Ettighoffer déjà cité : « En abandonnant une vision trop hexagonale de nos cadres, nous devons garder présent à l’esprit qu’au siècle des réseaux électroniques, l’enjeu de notre économie est dans notre capacité à exporter cette élite pour favoriser le développement de la diaspora française. Les cadres, en devenant plus mobiles, en seront les premiers représentants. »Nous devons faire remarquer à notre auteur que si l’on coupe les racines d’un arbre ont fait un bonsaï, c’est à dire un arbre dont le développement a été entravé.. En coupant les racines de « l’élite », on obtient une élite « bonsaï ». Citons un autre chantre de la mondialisation, M. Saloff Coste qui, dans Le management du XXème siècle, (1991)[6] écrit avec toute sa conviction d’idéologue : « Rien n’est plus efficace pour quitter ses habitudes culturelles et en voir toute la relativité, que d’avoir à endosser une nouvelle culture (...) A mesure que ce type d’expériences se multiplient, il se crée toute une nouvelle humanité nomade à jamais sans territoire et citoyenne du monde. Les frontières des pays apparaîtront de plus en plus artificielles, et le concept même de pays, dans la mesure où il se réfère à l’adhésion pour la vie à une culture donnée, devient caduc »[7]. Cette autre citation, encore plus nette, discrédite l’Etat et magnifie le mondialisme : « Les frontières nous avilissent et nous rabaissent chacun au rang de prisonnier et d’otage. En se faisant soit disant les garants de notre liberté, les pays ont en fait circonscrit l’espace de notre enfermement (…) Cette tendance carcérale des frontières ne peut aller qu’en s’amplifiant. [8]» Le vieux fonds anticonstitutionnel et subversif du libéralisme n’a rien perdu de sa vigueur. Il est le substrat, le socle de la pensée libérale : dès l’instant où elle assigne une limite à la liberté, l’institution représente un obstacle, un frein au progrès, une injustice, un archaïsme ; il faut la détruire. L’ennemi, c’est l’institution qui régule et stabilise les mœurs. Les notions de communauté, de bien commun sont absentes. Il n’en faut pas moins pour justifier le mondialisme. La définition libérale de l’individu, condensée dans trois qualificatifs : individu rationnel, autonome, informé, contient en germe toute l’opposition aux institutions. En tant que rationnel et informé, il peut se conduire librement, cherchant à conduire ses actions en fonction de ses besoins. En tant qu’autonome, il ne doit subir ni l’influence du milieu familial, ni la pression de son appartenance sociale. Mieux : il n’a pas d’apparteance sociale, ni d’appartenance religieuse qu’il n’ait choisie librement et qu’il ne puisse révoquer tout aussi librement. Sur un tel homme, l’institution ne peut exercer aucune autorité. D’où les discours de Saloff Coste et de tant d’autres.
Sur le plan politique le management s’estime au-dessus des nations et cherche à contourner les exigences des Etats par une politique globale (mondialiste). Dans l’ouvrage canadien La stratégie des organisations[9], Jean-Christophe Veissier écrit (p. 535) : « La mondialisation semble marquer le triomphe du marché sur l’Etat, l’activité économique prime ainsi sur les frontières politiques pour délimiter non plus des Etats-nations mais, selon la formule d’Ohmae, des Etats-régions. » L’Europe et son fonctionnement en sont une illustration : de plus en plus la structure européenne apparaît comme une réponse adaptée aux besoins des entreprises mondiales et non aux besoins politiques. Le même auteur ajoute, p. 537, : « par rapport à la mondialisation, l’Etat nation n’a d’autre choix que de céder le terrain au marché en privilégiant l’économie interne ». Ce qui veut dire que les Etats sont en situation de demandeurs par rapport aux entreprises, qu’ils se doivent d’être compétitifs afin d’attirer les investissements, qu’ils soient étrangers ou non – la question de la nationalité du capital ne se pose plus - . Cette politique d’aménagement des lois, du territoire et des conditions faites aux firmes, va jusqu’à la négation de l’autonomie de l’Etat. Dans ce contexte on pourrait poser la question : faut-il limiter la pénétration économique étrangère et soutenir les stratégies internationales des firmes françaises au nom de la France, ou bien faut-il privilégier l’investissement d’où qu’il vienne en transformant l’Etat nation en site d’accueil d’un melting-pot économique ? La question, désormais dépassée, reste sans réponse car l’Etat n’a plus les moyens d’élaborer et de suivre une politique économique. Il ne dispose plus des outils nécessaires à l’élaboration d’une politique. Il n’a plus de frontières (accords de Schengen), plus de monnaie (passage à l’euro et politique monétaire décidée collégialement par les pays de la zone euro). Il est privé de la liberté nécessaire pour définir sa politique fiscale (impossibilité de réaliser la promesse du candidat Chirac de baisser la TVA dans la restauration sans l’accord unanime des 25 !) Désormais sans frontières, sans monnaie, incapable d’avoir son autonomie législative en matière fiscale et en droit du travail, contraint à la libre circulation des capitaux, des biens et des personnes, l’Etat n’a plus son mot à dire. C’est ainsi que notre auteur dit avec raison (p. 536) : « Les firmes bénéficient d’un pouvoir de pression croissant à l’égard de leur état nation d’origine, tandis que ce dernier voit sa liberté de manœuvre se restreindre à l’égard de l’ensemble des firmes. » C’est pourquoi la dimension politique déserte les Etats de l’Europe. La politique est chaque jour un peu plus sacrifiée sur l’autel de la liberté économique, de la liberté pour les entreprises (principalement pour les entreprises multinationales ou mondiales) d’organiser leurs stratégies, indépendamment des Etats, des frontières, des politiques nationales. C’est dans la plus grande indifférence que s’opère aujourd’hui une des plus importantes révolutions de toute l’histoire moderne. L’économie refoule la politique. Une économie interne dominée par les intérêts financiers étrangers n’est pas sans risques car elle oblige les états à toujours plus de réformes qui conviennent à l’intérêt des entreprises mondiales mais qui n’intègrent pas nécessairement le bien commun d’une nation. Les enjeux se focalisent autour d’une sorte de chantage à l’emploi entraînant le dumping aux exonérations, forçant les Etats à compenser par des mesures sociales (et donc, préalablement fiscales) les avantages qu’ils ont consentis aux entreprises.
Le mécanisme de domination des entreprises est légitimé dans les théories de management. A preuve cette citation de Rosabeth Moos Kanter qui écrivait à propos de Peter Drucker dans un article de New Management (hiver 1985) :« Dans l’idée de Drucker, ce sont les impératifs de croissance qui poussent les organisations à franchir les frontières nationales à la recherche de nouveaux marchés. Le monde s’interconnecte par un réseau de relations commerciales entrecroisées, où les intérêts des dirigeants d’entreprises à la survie de leur multinationales l’emportent sur ceux des hommes politiques. » A terme, les managers internationaux se chargeront de gérer la planète et les Etats (ou ce qui en restera), seront astreints de suivre et d’appliquer les lois que les entreprises mondiales auront élaborées. Qu’on veuille voir les managers remplacer les politiques prouve qu’on ne sait plus distinguer le public du privé, le bien commun des biens individuels, le domaine de l’Etat de celui qui échoit normalement à la libre initiative des individus.Nous savons que l’addition des chiffres d’affaires des quatre premières entreprises françaises[10] dépasse le budget de l’Etat, pour seulement un peu plus d’un million de salariés. Mais il faut comparer ce qui est comparable : les quantités n’y font rien. Un chiffre d’affaires, aussi gros soit-il, ne donne aucune légitimité pour conduire la politique d’un Etat. Quand donc nous déciderons-nous à écouter la tradition des catholiques sociaux, la doctrine sociale de l’Eglise ? Quand donc pourrons nous renouer avec une saine et juste analyse de la société ?Laissons parler Marcel De Corte[11].Ses réflexions de 1975 n’ont pas pris une ride. La vraie philosophie ne vieillit pas :« Cette distinction entre les essences et les finalités des activités humaines(…) doit se prolonger dans l’ordre économique et dans l’ordre politique. Il importe avant toute chose, dans la mesure du possible et contre l’impossible qui semble nous contraindre à baisser les bras, de restituer à l’Etat sa fonction politique de gardien du bien commun. »
L’Etat n’est pas à sa place et ne tient pas son rôle. Jusque dans les années 90, les gouvernements français se sont plus à nationaliser les entreprises et à se substituer à l’initiative privée. L’Etat concurrençait les patrons. L’idéologie derrière cette politique économique comparait « le privé », qui cherchait à faire moins pour gagner plus d’argent, au public dont le rôle n’était pas de faire des « profits » mais d’assurer un service public ou encore de permettre que la France soit dotée de certaines fabrications (voitures, ordinateurs), de faire en sorte qu’elle soit présente de certains domaines industriels. Aux yeux de certains, l’Etat paraissait avoir une vocation industrielle. La production de biens économiques est destinée à la consommation, c’est à dire aux individus. C’est pourquoi, de par leur finalité, l’économie industrielle ou les domaines des services ou du commerce font partie du privé. L’Etat, dont le rôle normal est de faire de la politique, s’occupe du bien commun, qui est du domaine public.
Depuis les années 90, on assiste au reflux de la tendance. L’Etat dénationalise. Est-ce à dire que les domaines respectifs du public et du privé sont désormais clairement définis ? Mais, pour avoir dénationalisé, l’Etat est-il désormais à sa place ? La réponse est non. L’Etat ne s’occupe peut-être plus de la fabrication de voitures ou de produits chimiques, mais il s’absorbe dans les problèmes sociaux de toutes sortes et s’investit dans de multiples problèmes catégoriels : intermittents du spectacle, insertion des jeunes sur le marché du travail, problème des retraites du privé et des fonctionnaires. Il va même jusqu’à négocier avec les syndicats de salariés du secteur privé en lieu et place des patrons. Tout se passe comme si le gouvernement voulait tenir à bout de bras une société déstructurée qui n’en peut plus, ne s’organise plus, une société dans laquelle rien ou presque ne marche sans l’Etat. L’individu est seul. Sans structures intermédiaires, la société n’existe plus. C’est ainsi que le social occupe le devant de la scène, au détriment de la politique. Nous sommes passés de l’Etat industriel à l’Etat social. Aristote concevait l’homme en tant que Zoon politikon. Depuis Adam Smith, relayé par Karl Marx, l’homme se conçoit comme Animal laborans. Telle est la mutation, tel est le changement de paradigme. C’est pourquoi notre critique du management des entreprises n’est rien d’autre que la critique des fondements de la société moderne qui mettent à mort la politique et la société civile en tant que communauté de destin. La domination de la logique de l’intérêt, des mécanismes de marché, de la concurrence entre les acteurs économiques disconvient au lien social qui se fonde sur la notion de bien commun, sur le droit et sur la notion de communauté. Le déclin du politique prive chaque peuple de son histoire, remet en cause son unité et son identité. Les jeunes ne savent plus qui ils sont parce qu’ils ne savent pas d’où ils viennent, ni ce qui a fait la France. La culture des peuples est chassée par les sous-cultures produites par les industries et le show-business. Tout devient «culture » : Jean Sébastien Bach, le rock, le rap, comme les blues jeans rapiécés ou le coca cola. On confond l’homme cultivé et l’homme «culturé ». La reconstruction du tissu social passe par la restauration de la notion de bien commun. Mais cette notion fait peur a ceux qui craignent le totalitarisme. Bien à tort, car le bien commun contient le respect de la nature humaine, le respect de la famille et de la propriété privée. Où trouver cet équilibre si ce n’est dans la doctrine sociale de l’Eglise ?
Quelle évaluation donner de la stratégie du réseau d’un point de vue chrétien ? Et surtout que faire ? Repousser la doctrine sociale du libéralisme et retrouver celle de l’Eglise, bien sûr ! Nous retiendrons trois aspects.
Des procédures omniprésentes encadrent le travail. Leur finalité est de rendre l’entreprise partenaire transparente afin de permettre à l’entreprise pivot de contrôler son sous-traitant aussi bien que s’il était hiérarchiquement intégré. Mais ces procédures conduisent à la dépersonnalisation du travail. Elles recommencent l’erreur tayloriste en rendant difficiles et risquées les initiatives ou les contributions personnelles. La spécificité de l’entreprise sous traitante elle-même semble s’effacer. La transparence se marie mal avec les secrets de fabrication, avec les manières individuelles ou collectives de travailler qui sont issue de l’expérience et de la connaissance de l’outil de travail. Lorsque l’homme est astreint de respecter des procédures pour tout ce qu’il fait, il n’est plus le sujet de l’organisation, il en est l’objet.
1. La stratégie de croissance du réseau conduit à la mondialisation. La logique de l’entreprise est mondiale. Il semble que dans ce monde il n’y ait que deux possibilités : ou grandir ou mourir. La concurrence, les changements incessants apportent une instabilité, une insécurité qui s’oppose au caractère social que doit recouvrir l’économie : permettre aux individus de subvenir de manière stable à leurs besoins, à ceux de leurs familles, et à entretenir la vie. « L’économie nationale, en tant qu’économie d’un peuple incorporé dans l’unité de l’Etat, est elle-même une unité naturelle, qui requiert le développement le plus harmonieux possible de tous les moyens de production, à l’intérieur du territoire habité par le même peuple. Par conséquent, les rapports économiques internationaux ont une fonction positive et nécessaire, bien sûr, mais seulement subsidiaire. Le renversement de ce rapport se présente comme l’une des grandes erreurs du passé ».[12]Avec l’entreprise en réseau, c’est tout le contraire : on pense d’abord en terme de marché mondial, car le but est de grandir pour ne pas mourir On organise ensuite, en fonction de ce préalable. Or, la finalité de l’économie est sociale avant d’être mondiale. Actuellement, le système économique fonctionne comme une machine, comme une mécanique à laquelle l’homme est prié de s’adapter, alors qu’il conviendrait que l’économie et les machines s’adaptent à l’homme et à ses aspirations matérielles culturelles et spirituelles. Comme le rappelait Pie XII[13] : « La société humaine n’est pas une machine et l’on ne doit pas la rendre telle, même dans le domaine économique. Au contraire, il faut utiliser incessamment l’apport de la personne humaine et de l’individualité des peuples comme point d’appui naturel et primordial dont il faudra toujours partir pour tendre à la fin de l’économie publique, c’est à dire pour assurer la satisfaction permanente des besoins en biens et services matériels, ordonnés à leur tour à l’élévation du niveau moral, culturel et religieux. » Quel apport personnel, quelle utilisation de l’individualité des peuples permet l’usage de procédures uniformes ? On fabrique aujourd’hui à Prague des Tee-shirts sur les mêmes machines et selon les mêmes standards qu’à Londres, Chicago ou Lyon. On oublie trop souvent ce point essentiel de la doctrine sociale. S’il était respecté, le monde serait moins uniforme, les logements moins standardisés, l’habillement plus typique à chaque pays. Le monde serait plus humain, moins artificiel, moins superficiel. Mais la force de l’uniformisation et de la mondialisation, la force de la « pensée technocrate » est telle que de vouloir que l’homme soit le sujet de son organisation et de son environnement semble une utopie.
Le libéralisme de l’entreprise en réseau se reconnaît à deux traits essentiels. Tout d’abord, il envenime la guerre économique, ou encore il l’instaure là où elle n’a pas encore lieu. Sous prétexte de liberté, on met en jeu des sommes considérables pour défaire un concurrent. On se rend la vie difficile en affirmant que la lutte est source de progrès. D’après l’idéologie en cours, c’est le meilleur qui gagne. Il y a dans ces pratiques une sorte d’eugénisme économique. Autant dire que la guerre en armes est une bonne chose, facteur d’inventivité et de progrès. Le deuxième trait propre au libéralisme c’est la croyance que l’institution bride la liberté. L’Etat est remis en question notamment dans sa vocation politique. C’est une des principales sources alimentant le désordre caractéristique de nos sociétés modernes fait de matérialisme, de narcissisme, d’individualisme et d’amoralisme. Non seulement l’entreprise n’a aucune vocation à conduire la politique, mais elle ne peut davantage servir de modèle à la société. Car la valeur d’une société se mesure aux effets qu’elle produit sur la famille, sur l’Etat et sur la propriété privée. L’entreprise libérale ne connaît que l’individu, ignore la famille. Elle ne connaît pas l’Etat : elle le dissout. Elle ne connaît pas la propriété privée, elle ne mesure que la consommation. « Ce que nous devons nier c’est que (les entreprises) puissent et doivent servir de modèle universel pour la conformation de l’ordonnance de la vie sociale moderne »[14]
Pour reconstruire notre société, il faut se concentrer sur ce qui la constitue. Pie XII nous indique les axes qui doivent guider notre action en faveur du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ.
« Sans aucun doute, l’entreprise industrielle moderne a produit, elle aussi d’heureux effets ; mais le problème qui se présente aujourd’hui est le suivant : un monde qui ne reconnaît que la forme économique d’un énorme organisme productif réussira-t-il également à exercer une heureuse influence sur la vie sociale en général et sur ces trois institutions que le créateur a données à la société humaine ? En effet, le mariage et la famille, l’Etat, la propriété privée tendent par leur nature à former et à développer l’homme comme personne, à le protéger et à le rendre capable de contribuer par sa collaboration volontaire et sa responsabilité personnelle au maintien et au développement personnel comme à la vie sociale. »[15]
[1] Bien souvent, l’entreprise utilisatrice se trouve elle-même engagée et ne peut se permettre ni retard, ni le moindre changement dans les spécifications techniques. Tout le monde est enchaîné.
[2] Dimitri Weiss op. cit. Pp. 47 –48.
[3] Anis Bouayad et Yan de Kerorguen La face cachée du management Voir journal La Tribune du 15 octobre 2004.
Ref. Internet article de Patrick Bouvard du 10 novembre 2004
[4] Michel Milgate Partenariats, externalisation et lean organisation, Maxima 2004, p. 241
Le vocabulaire ici employé révèle la pensée de l’auteur.
[6] Saloff Coste, Le management troisième millénaire, Guy Trédaniel éditeur, 1991
[7] Op cit. pp. 65-66
[8] Op cit. pp. 167-168
[9] Taïeb Hafsi, Francine Seguin, Jean-Marie Toulouse, La stratégie des organisations, Les Editions transcontinentales Inc. 2000, 754 pages.
[10] Chiffres de 2001 CAHT en milliard d’€ TotalFinaElf : 105,3 ; Carrefour : 69,48 ; Vivendi Universal 57,36 ; PSA Peugeot Citroën : 51,66 ; soit un total de 283,8 Mrds. Budget du gouvernement 2003 (charges): 273,8 Mrds €
[11] Cet extrait de Marcel De Corte est tiré d’un article : L’essence du politique paru dans Itinéraires septembre octobre 1975 n°196.
[12] Pie XII Allocution aux membres du Congrès de politique des échanges internationaux : 7 mars 1948. Original : italien
[13] Radio message du 24 décembre 1952
[14] Pie XII idem
[15] Pie XII idem