Le taylorisme n'a jamais été sérieusemnt mis en doute dans les milieux du management. La réaction d'un Elton Mayo ne vise pas à réfuter l'organisation du travail à la chaîne. En proposant un additif "socio-affectif" au travail dépersonnalisant, il sauve, en un certain sens, la conception de la raison technocratique du travail, techniciste et productiviste. S'en suit un modèle organisationnel partagé entre technique et affectif, modèle largement répandu dans la société actuelle.
Elton Mayo (Les début du courant socioaffectif)
En discutant avec elles des conditions de travail, l’équipe de Mayo décide d'améliorer les conditions d'éclairage de l'un des deux groupes. On enregistre une augmentation de son rendement très significative. Mais, le fait le plus étonnant est qu'il en est de même avec le groupe pour lequel on n'a pas changé les conditions d'éclairage.
Allant plus loin, Mayo, aidé de ses collaborateurs, discute longuement avec plusieurs groupes, composés de six ouvrières chacun, de changements d'organisation ou de conditions de travail (réduction d'horaires, temps de repos, primes etc.). Il modifie plusieurs fois les conditions de travail et s'aperçoit que la production augmente à chaque changement. Il constate qu'il en est de même quand on revient à la situation précédente : semaine de 48 heures, pas de prime, pas de temps de repos. La production s'élève quel que soit le changement.
Pour expliquer le phénomène, Mayo suppose que les employées ont pu se rendre compte qu'elles étaient des individus formant des équipes solidaires et non de simples rouages techniques anonymes. Elles ont participé à une recherche, présentée comme telle, en collaborant avec des universitaires. Selon la théorie de Mayo, elles se sont senties valorisées et responsables de leurs performances dans la mesure où on leur demandait leur avis avant d'introduire les changements. Le sentiment serait-il moteur de la nature humaine ?
Mayo conclut à l'importance de l'affectivité et des émotions dans le travail. Il va jusqu'à dire que les conflits entre la direction et les employés sont dus beaucoup moins au contenu objectif du différend, (temps de pause ou conditions de travail) qu'à des comportements émotionnels. Mayo croit que les employés sont gouvernés par une "logique des sentiments".
Ne faisons pas de Mayo un adversaire de l'organisation tayloriste. Il considère l'observation, les compétences, l'expérience et la logique comme des facteurs de progrès.
Mayo pense qu'à l'intérieur d'une organisation formelle, existe d'autres organisations informelles. Il croit que l'amélioration de la productivité passe par la prise en compte de ces organisations informelles. Il faut seulement leur laisser le soin de fixer elles-mêmes les règles et les normes du travail. Il est important que la hiérarchie témoigne intérêt et respect aux membres des équipes. Le problème principal des directions est de maintenir ou de développer la cohésion des équipes, et de favoriser la motivation et l'implication des individus dans les objectifs de l'entreprise. Il faut maintenir une bonne ambiance.
Voilà donc Mayo en opposition avec Taylor sur plusieurs points. La motivation matérielle, et l'intérêt personnel, que Taylor voit en premier chez l'individu, sont démentis par les conclusions de Mayo. Après les expériences de Hawthorne, le philosophe australien estime pouvoir au contraire affirmer :
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L'importance que les ouvriers accordent à la coopération et aux relations dans l'équipe.
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Il attire l'attention sur le facteur socio-affectif, sur les émotions dans la vie au travail.
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Enfin, il préconise une implication des équipes dans l'organisation.
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Bref, le facteur organisationnel n'est plus premier : il semble dépendre du facteur humain.
Le taylorisme n’est pas réfuté par Mayo. Au contraire, dans la mesure où le contrepoids proposé à la dépersonnalisation est d’ordre affectif, subjectif, relatif à un groupe, Mayo semble accepter que la raison au travail ne soit que d’ordre technique. La raison pratique, c’est à dire la réflexion sur le pourquoi des choses, sur leur finalité, autrement dit : la morale n’apparaît pas. Laisser parler les gens en groupe afin qu’ils se sentent reconnus et produisent plus n’est pas encore la morale, posant le problème du bien et du mal.
Portée de Taylor et de Mayo
Est-il justifié de faire de Mayo le complément de Taylor ? Est-ce un opposant ou un complément ? Apporte-t-il la dimension humaine qui manquait à ce dernier ? Inutile de mener une critique plus poussée de ces deux premiers auteurs pour répondre à ces questions. Pour nous, la " dimension humaine " est inséparable de la notion de nature humaine. La question revient donc à se demander en quoi Taylor ignorait la nature humaine et en quoi Mayo y correspond ou n’y correspond toujours pas. Rappelons rapidement la nature de ces deux pensées.
La pensée tayloriste est une pensée technique qui inclut l'homme dans les données techniques de production. Elle fait de l'homme un objet technique. Donc, elle l'invente, elle le fabrique. Elle ne considère de lui que ce qui se rapporte à la production. Elle s'abstrait du réel Par exemple, lorsqu'elle analyse les gestes, elle ne retient que les gestes "utiles", puis calcule une allure qui impose d'éliminer tout autre geste. Elle n'intègre pas que l'homme est un être plus global, qui ne peut se réduire longtemps à la condition de vérin, de pince ou de levier.
La pensée tayloriste ne tient pas compte de la réalité. Elle la pulvérise et crée son propre monde : un monde plastique, manipulable où les choses se créent ou s'ordonnent selon la volonté du scientifique. L'homme n'existe plus. Il devient outil de serrage ou distributeur de pièces. Et c'est là le point central. Le propre de la pensée technique est de regarder les choses en tant que moyens et non dans leur être. Seul l'objet à fabriquer est connu d'elle. Elle le connaît parce qu'elle l'a conçu, mais elle ignore les choses et les hommes dans leur être.
C'est la raison pour laquelle la pensée technique est étrangère à la réflexion morale. Le taylorisme est moralement agnostique. il reste, par nature, amoral. Or, la technique, aussi efficace soit-elle, ne peut se légitimer du seul fait de son efficacité. La technique ne trouve pas en elle-même sa propre finalité. Elle doit rester soumise au jugement moral.
Le lecteur comprendra que nous ne voulons pas rendre morale la pensée technique (ce qui est impossible) mais que nous voulons la pensée technique employée dans le cadre des critères moraux.
Qu'en est-il de la pensée de Mayo ? Il est à noter que les aspects humains, développés par E. Mayo ont été pris en considération avec la démonstration de leur utilité productive. Il s’agit d’une instrumentalisation de la subjectivité humaine. Mayo constate la relation entre les conversations que lui et ses collaborateurs ont eues avec les ouvrières de la Western Electric et l'augmentation spectaculaire de la production. Là est l'essentiel. Il ne s'agit absolument pas de faire droit à certains principes moraux élémentaires : nulle part n'apparaît dans les écrits de Mayo que porter intérêt aux membres d'une équipe de travail est une obligation morale. C'est pour lui le moyen d'améliorer les résultats de l'équipe. C'est plus productif, plus rentable.
Restons un instant sur ce point. Si je suis aimable avec quelqu'un, simplement parce que je trouve normal d'être aimable avec les gens, mon amabilité se rattache à l'altruisme qui est une qualité d'âme. En revanche, si je suis aimable uniquement avec ceux qui peuvent me servir et uniquement pour le temps qu'ils peuvent me servir, cette amabilité là n'est pas une qualité d'âme. C'est un comportement intéressé qui peut aller jusqu'à révéler un caractère vénal. Témoigner de l'intérêt aux ouvriers pour qu'ils produisent plus est pour le moins ambigu.
On peut faire la remarque suivante : Mayo, à tout le moins, a permis de monter l’importance de respecter les personnes. Mais, de quel respect s'agit-il ? Souvenons–nous des expériences visant à montrer que le contenu des suggestions des ouvrières importait peu, que l'important était de discuter avec l'équipe. On améliore les conditions d'éclairage une fois, puis on revient à la situation initiale. On enregistre une augmentation de productivité à chacun des changements. Dès lors, comment porter crédit à l'expression des ouvrières ? Or, si l'on ne porte pas crédit à ce qu'elles disent, comment leur porter un réel respect ?
L’analyse de l’expérience de Mayo doit être complétée. Il faut réexaminer les composantes de l'expérience. Le vrai est que Mayo aurait dû penser, en bon scientifique, que le fait de procéder à une expérience dans un milieu humain, modifie ce milieu. Les ouvrières ont très bien pu penser qu'elles participaient à une expérience menée par des universitaires, et qu'il importait d'avoir un comportement coopératif avec ces chercheurs. Les augmentations de production étaient consécutives aux séances d'étude en groupe. Une baisse de production ne risquait-elle pas de signifier l'échec de la recherche ?
Qu'il nous soit permis de faire état de notre expérience de consultant en entreprises. Les appréciations positives des salariés que nous avons en stages reflètent souvent le désir de ne pas compromettre la possibilité de bénéficier d'autres stages, beaucoup plus qu'une adhésion totale aux outils de réflexion ou de formalisation que nous avons présentés. De même, dans l'histoire de Mayo : les ouvrières ont très bien pu être motivées par la recherche menée et non spécialement par le travail lui-même.
Toujours à propos du même sujet, il nous a été donné de constater plus d'une fois dans les entreprises, que les salariés étaient consultés préalablement à certains changements. Mais lorsqu'ils s'aperçoivent que les solutions retenues s'éloignent de ce qu'ils avaient proposé, ils assimilent la consultation à une tromperie et à une entreprise de manipulation. La consultation, malgré les théories de Mayo, n'est pas un facteur de motivation assuré.
La prise en compte d'une "logique des sentiments" chez l'être humain va dans le même sens. L'essentiel est de voir que Mayo, et après lui les tenants du courant "humaniste", considèrent que l'homme est mené par les sentiments, ce qui est une erreur. Or, l’homme est doté d’une Intelligence d’une volonté et de sentiments. Eprouver des sentiments n’est pas réservé qu’à l’homme : il semble que certains animaux en éprouvent également. En revanche, le propre de l'homme est d'être doué d'une intelligence (capable de connaître) et d'une volonté (capable de poser des actes responsables).
L'erreur de Mayo porte sur la nature humaine. Dès lors qu'on estime l'homme gouverné pas son affectivité, on livre du sujet humain une image fragile, sensible, bien loin de la réalité de la personne. Même si l'on parle de ‘logique’ des sentiments, le sujet apparaît comme une réalité plus ou moins irrationnelle. Or l'irrationnel ne confère aux actes aucune valeur morale ; dans l'irrationnel, on ne peut fonder de morale. Pour l'homme de Mayo, la vérité ne peut être qu'un ressenti, un vécu, une expérience intérieure. C'est une vérité existentielle. Il ne peut s'agir que d'une vérité personnelle, incommunicable. (A chacun sa vérité, personne ne peut prétendre détenir la vérité, etc.). C’est la mentalité moderne.
Il importe de retenir que, dans la théorie de Mayo, le respect des collaborateurs, la reconnaissance du rôle que joue chacun d'entre eux ne découle pas de la conception d'un sujet humain doté d'une intelligence et d'une volonté, capable de voir par lui-même, puisqu'il est le premier concerné, la meilleure organisation à adopter pour effectuer le travail qui lui est confié. Pour Mayo, c'est une affaire affective qui a des répercutions économiques. La reconnaissance du rôle de chacun est la condition nécessaire à l'obtention de sentiments positifs, lesquels seront propices à de bons résultats. L'affectivité humaine est instrumentalisée.
Reconnaître une personne est une chose. Imaginer une "logique de sentiments" en est une autre. Or, Mayo voit l'origine des conflits dans la ‘’logique des sentiments’’ des employés, opposée à ‘’la logique des coûts et de l'efficacité’’ des directions. Percevoir l'homme gouverné par ses sentiments, permet à D.C. Miller et W. H. Form d'affirmer que "un grief n'est pas nécessairement un récit objectif de faits ; c'est généralement un symptôme révélateur de troubles dans la situation statutaire d'un individu." (Selon C. Kennedy in Toutes les théories du management, Maxima, 1998). Cette affirmation est devenue un grand classique. Elle ouvre la porte à toutes les interprétations de tous les dires et de tous les comportements. Dans certains cas, D.C. Miller peut avoir raison. Mais affirmer que c'est généralement le cas, c'est trop dire.
On voit la différence entre reconnaître la personne et adopter l'attitude subjectiviste de Mayo. c'est informer, c'est consulter pour écouter Reconnaître la personne, les avis ou les critiques, c'est respecter les responsabilités des collaborateurs et donc les impliquer dans les problèmes techniques et les problèmes d'organisation qui se posent. L'attitude de Mayo, au contraire, tend à interpréter les critiques comme le symptôme révélateur d'un problème personnel non réglé. Cette attitude permet de transformer sans remords une question posée sur l'organisation en problème personnel. On ne s'en tient plus à ce qui est dit ; on s'autorise à croire "qu'un problème technique d'organisation n'est souvent qu'un problème personnel
Taylor et Mayo ont marqué les conceptions du management qui ont suivi, en offrant une sorte de matrice à la pensée de leurs successeurs. Taylor représente le côté organisationnel du travail, Mayo le coté relationnel. Les comportements de management impliquent nécessairement soit des comportements qui ont trait aux tâches à effectuer, soit des comportements qui ont trait aux relations, soit encore une combinaison de ces deux types. Ces deux aspects seront dès lors traditionnellement mentionnés lorsqu'on définira un style de management. L’identification de ces deux dimensions chez le manager a joué un rôle central dans les modèles d’organisation développés durant le dernier demi-siècle. Ces deux dimensions, ont reçu des appellations variées, tels que : autocratique/démocratique (Tannenbaum et Schmidt), centré sur la production/centré sur le personnel (Taylor, Mayo), Théorie des X/Théorie des Y (McGregor), etc. C’est ce que nous étudions dans d’autres articles.
Notre société, partagée en travail / loisirs, reprend les deux piliers de la pensée managériale : le rationnel (réduit à la pensée technique), et l’affectif (dans la recherche des plaisirs, des relations amicales, des loisirs les plus variés et les plus ‘raffinés’). Mais la faiblesse du modèle vient de l’évidence que personne ne conteste sérieusement : il n’y a pas que la technique et le plaisir dans la vie.
C'est aussi par la consultation que Mayo a rencontré un net succès. Demander l'avis des gens va dans le sens du consensus social démocratique. Pour autant, demander l'avis de quelqu'un a une signification morale, qu'on aurait bien tort de réduire à une technique de management ou de canaalisation de l'opinion. Ce point particulier nous permet de soulignier combien le vote, dans nos sociétés, ressemble à la consultation style ‘Mayo’. Lorsque le public a voté, rien ne change. On le voit pour l'Europe. S'il se met à 'mal' voter, on arrête les consultations. C’est ainsi, après les votent négatifs des français et des hollandais sur la constitution européenne, que l’Europe supra nationale avance comme si de rien n’était. L’important, c’est de consulter, sans doute pour entretenir l’illusion de la participation. On fonde sur cette manifestation publique l'espoir de renforcer le sentiment d'appartenance et la cohésion du groupe. Mais, si la consultation exprime un avis contraire à celui qu’on attendait, le vote est nul et non avenu, ou peu s’en faut. En fait, le jeu n'est pas sans risque, car le cynisme a ses limites.
Michel Tougne