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22 avril 2007 7 22 /04 /avril /2007 09:42

Le taylorisme n'a jamais été sérieusemnt mis en doute dans les milieux du management. La réaction d'un Elton Mayo ne vise pas à réfuter l'organisation du travail à la chaîne. En proposant un additif "socio-affectif" au travail dépersonnalisant, il sauve, en un certain sens, la conception de la raison technocratique du travail,  techniciste et productiviste. S'en suit un modèle organisationnel partagé entre technique et affectif, modèle largement répandu dans la société actuelle.


Elton Mayo (Les début du courant socioaffectif)

Le taylorisme devait apporter l’émancipation. Le jugement de la postérité a été tout autre. Le travail à la chaîne, l'âge des grandes masses ouvrières, ne portent pas l'empreinte d'une véritable libération. C’est pourquoi les méthodes tayloristes sont classées dans la catégorie du "management directif." On leur oppose volontiers le courant "humaniste" illustré par l'australien Elton Mayo. Professeur de philosophie, universitaire, Mayo enseigne à Harvard en 1926. Le cœur de sa pensée se forme lors des expériences qu'il mena dans les ateliers Hawthorne de Western Electric à Chicago entre 1927 et 1932. L'expérience se déroule tout d'abord sur deux groupes d'ouvrières.

 

Le discours serait-il plus important que les actes ?

En discutant avec elles des conditions de travail, l’équipe de Mayo décide d'améliorer les conditions d'éclairage de l'un des deux groupes. On enregistre une augmentation de son rendement très significative. Mais, le fait le plus étonnant est qu'il en est de même avec le groupe pour lequel on n'a pas changé les conditions d'éclairage.

Allant plus loin, Mayo, aidé de ses collaborateurs, discute longuement avec plusieurs groupes, composés de six ouvrières chacun, de changements d'organisation ou de conditions de travail (réduction d'horaires, temps de repos, primes etc.). Il modifie plusieurs fois les conditions de travail et s'aperçoit que la production augmente à chaque changement. Il constate qu'il en est de même quand on revient à la situation précédente : semaine de 48 heures, pas de prime, pas de temps de repos. La production s'élève quel que soit le changement.

Se sentir reconnu.

Pour expliquer le phénomène, Mayo suppose que les employées ont pu se rendre compte qu'elles étaient des individus formant des équipes solidaires et non de simples rouages techniques anonymes. Elles ont participé à une recherche, présentée comme telle, en collaborant avec des universitaires. Selon la théorie de Mayo, elles se sont senties valorisées et responsables de leurs performances dans la mesure où on leur demandait leur avis avant d'introduire les changements. Le sentiment serait-il moteur de la nature humaine ?

Mayo conclut à l'importance de l'affectivité et des émotions dans le travail. Il va jusqu'à dire que les conflits entre la direction et les employés sont dus beaucoup moins au contenu objectif du différend, (temps de pause ou conditions de travail) qu'à des comportements émotionnels. Mayo croit que les employés sont gouvernés par une "logique des sentiments".

Ne faisons pas de Mayo un adversaire de l'organisation tayloriste. Il considère l'observation, les compétences, l'expérience et la logique comme des facteurs de progrès.

Mayo pense qu'à l'intérieur d'une organisation formelle, existe d'autres organisations informelles. Il croit que l'amélioration de la productivité passe par la prise en compte de ces organisations informelles. Il faut seulement leur laisser le soin de fixer elles-mêmes les règles et les normes du travail. Il est important que la hiérarchie témoigne intérêt et respect aux membres des équipes. Le problème principal des directions est de maintenir ou de développer la cohésion des équipes, et de favoriser la motivation et l'implication des individus dans les objectifs de l'entreprise. Il faut maintenir une bonne ambiance.

Voilà donc Mayo en opposition avec Taylor sur plusieurs points. La motivation matérielle, et l'intérêt personnel, que Taylor voit en premier chez l'individu, sont démentis par les conclusions de Mayo. Après les expériences de Hawthorne, le philosophe australien estime pouvoir au contraire affirmer :

  • L'importance que les ouvriers accordent à la coopération et aux relations dans l'équipe.
  • Il attire l'attention sur le facteur socio-affectif, sur les émotions dans la vie au travail.
  • Enfin, il préconise une implication des équipes dans l'organisation.
  • Bref, le facteur organisationnel n'est plus premier : il semble dépendre du facteur humain.
Les deux axes fondateurs des études ultérieures.

Le taylorisme n’est pas réfuté par Mayo. Au contraire, dans la mesure où le contrepoids proposé à la dépersonnalisation est d’ordre affectif, subjectif, relatif à un groupe, Mayo semble accepter que la raison au travail ne soit que d’ordre technique. La raison pratique, c’est à dire la réflexion sur le pourquoi des choses, sur leur finalité, autrement dit : la morale n’apparaît pas. Laisser parler les gens en groupe afin qu’ils se sentent reconnus et produisent plus n’est pas encore la morale, posant le problème du bien et du mal.

 Portée de Taylor et de Mayo

Est-il justifié de faire de Mayo le complément de Taylor ? Est-ce un opposant ou un complément ? Apporte-t-il la dimension humaine qui manquait à ce dernier ? Inutile de mener une critique plus poussée de ces deux premiers auteurs pour répondre à ces questions. Pour nous, la " dimension humaine " est inséparable de la notion de nature humaine. La question revient donc à se demander en quoi Taylor ignorait la nature humaine et en quoi Mayo y correspond ou n’y correspond toujours pas. Rappelons rapidement la nature de ces deux pensées.

Taylor

La pensée tayloriste est une pensée technique qui inclut l'homme dans les données techniques de production. Elle fait de l'homme un objet technique. Donc, elle l'invente, elle le fabrique. Elle ne considère de lui que ce qui se rapporte à la production. Elle s'abstrait du réel Par exemple, lorsqu'elle analyse les gestes, elle ne retient que les gestes "utiles", puis calcule une allure qui impose d'éliminer tout autre geste. Elle n'intègre pas que l'homme est un être plus global, qui ne peut se réduire longtemps à la condition de vérin, de pince ou de levier.

La pensée tayloriste ne tient pas compte de la réalité. Elle la pulvérise et crée son propre monde : un monde plastique, manipulable où les choses se créent ou s'ordonnent selon la volonté du scientifique. L'homme n'existe plus. Il devient outil de serrage ou distributeur de pièces. Et c'est là le point central. Le propre de la pensée technique est de regarder les choses en tant que moyens et non dans leur être. Seul l'objet à fabriquer est connu d'elle. Elle le connaît parce qu'elle l'a conçu, mais elle ignore les choses et les hommes dans leur être.

C'est la raison pour laquelle la pensée technique est étrangère à la réflexion morale. Le taylorisme est moralement agnostique. il reste, par nature, amoral. Or, la technique, aussi efficace soit-elle, ne peut se légitimer du seul fait de son efficacité. La technique ne trouve pas en elle-même sa propre finalité. Elle doit rester soumise au jugement moral.

Le lecteur comprendra que nous ne voulons pas rendre morale la pensée technique (ce qui est impossible) mais que nous voulons la pensée technique employée dans le cadre des critères moraux.

Mayo

Qu'en est-il de la pensée de Mayo ? Il est à noter que les aspects humains, développés par E. Mayo ont été pris en considération avec la démonstration de leur utilité productive. Il s’agit d’une instrumentalisation de la subjectivité humaine. Mayo constate la relation entre les conversations que lui et ses collaborateurs ont eues avec les ouvrières de la Western Electric et l'augmentation spectaculaire de la production. Là est l'essentiel. Il ne s'agit absolument pas de faire droit à certains principes moraux élémentaires : nulle part n'apparaît dans les écrits de Mayo que porter intérêt aux membres d'une équipe de travail est une obligation morale. C'est pour lui le moyen d'améliorer les résultats de l'équipe. C'est plus productif, plus rentable.

Restons un instant sur ce point. Si je suis aimable avec quelqu'un, simplement parce que je trouve normal d'être aimable avec les gens, mon amabilité se rattache à l'altruisme qui est une qualité d'âme. En revanche, si je suis aimable uniquement avec ceux qui peuvent me servir et uniquement pour le temps qu'ils peuvent me servir, cette amabilité là n'est pas une qualité d'âme. C'est un comportement intéressé qui peut aller jusqu'à révéler un caractère vénal. Témoigner de l'intérêt aux ouvriers pour qu'ils produisent plus est pour le moins ambigu.

On peut faire la remarque suivante : Mayo, à tout le moins, a permis de monter l’importance de respecter les personnes. Mais, de quel respect s'agit-il ? Souvenons–nous des expériences visant à montrer que le contenu des suggestions des ouvrières importait peu, que l'important était de discuter avec l'équipe. On améliore les conditions d'éclairage une fois, puis on revient à la situation initiale. On enregistre une augmentation de productivité à chacun des changements. Dès lors, comment porter crédit à l'expression des ouvrières ? Or, si l'on ne porte pas crédit à ce qu'elles disent, comment leur porter un réel respect ?

L’analyse de l’expérience de Mayo doit être complétée. Il faut réexaminer les composantes de l'expérience. Le vrai est que Mayo aurait dû penser, en bon scientifique, que le fait de procéder à une expérience dans un milieu humain, modifie ce milieu. Les ouvrières ont très bien pu penser qu'elles participaient à une expérience menée par des universitaires, et qu'il importait d'avoir un comportement coopératif avec ces chercheurs. Les augmentations de production étaient consécutives aux séances d'étude en groupe. Une baisse de production ne risquait-elle pas de signifier l'échec de la recherche ?

Qu'il nous soit permis de faire état de notre expérience de consultant en entreprises. Les appréciations positives des salariés que nous avons en stages reflètent souvent le désir de ne pas compromettre la possibilité de bénéficier d'autres stages, beaucoup plus qu'une adhésion totale aux outils de réflexion ou de formalisation que nous avons présentés. De même, dans l'histoire de Mayo : les ouvrières ont très bien pu être motivées par la recherche menée et non spécialement par le travail lui-même.

Toujours à propos du même sujet, il nous a été donné de constater plus d'une fois dans les entreprises, que les salariés étaient consultés préalablement à certains changements. Mais lorsqu'ils s'aperçoivent que les solutions retenues s'éloignent de ce qu'ils avaient proposé, ils assimilent la consultation à une tromperie et à une entreprise de manipulation. La consultation, malgré les théories de Mayo, n'est pas un facteur de motivation assuré.

La prise en compte d'une "logique des sentiments" chez l'être humain va dans le même sens. L'essentiel est de voir que Mayo, et après lui les tenants du courant "humaniste", considèrent que l'homme est mené par les sentiments, ce qui est une erreur. Or, l’homme est doté d’une Intelligence d’une volonté et de sentiments. Eprouver des sentiments n’est pas réservé qu’à l’homme : il semble que certains animaux en éprouvent également. En revanche, le propre de l'homme est d'être doué d'une intelligence (capable de connaître) et d'une volonté (capable de poser des actes responsables).

L'erreur de Mayo porte sur la nature humaine. Dès lors qu'on estime l'homme gouverné pas son affectivité, on livre du sujet humain une image fragile, sensible, bien loin de la réalité de la personne. Même si l'on parle de ‘logique’ des sentiments, le sujet apparaît comme une réalité plus ou moins irrationnelle. Or l'irrationnel ne confère aux actes aucune valeur morale ; dans l'irrationnel, on ne peut fonder de morale. Pour l'homme de Mayo, la vérité ne peut être qu'un ressenti, un vécu, une expérience intérieure. C'est une vérité existentielle. Il ne peut s'agir que d'une vérité personnelle, incommunicable. (A chacun sa vérité, personne ne peut prétendre détenir la vérité, etc.). C’est la mentalité moderne.

Il importe de retenir que, dans la théorie de Mayo, le respect des collaborateurs, la reconnaissance du rôle que joue chacun d'entre eux ne découle pas de la conception d'un sujet humain doté d'une intelligence et d'une volonté, capable de voir par lui-même, puisqu'il est le premier concerné, la meilleure organisation à adopter pour effectuer le travail qui lui est confié. Pour Mayo, c'est une affaire affective qui a des répercutions économiques. La reconnaissance du rôle de chacun est la condition nécessaire à l'obtention de sentiments positifs, lesquels seront propices à de bons résultats. L'affectivité humaine est instrumentalisée.

Reconnaître une personne est une chose. Imaginer une "logique de sentiments" en est une autre. Or, Mayo voit l'origine des conflits dans la ‘’logique des sentiments’’ des employés, opposée à ‘’la logique des coûts et de l'efficacité’’ des directions. Percevoir l'homme gouverné par ses sentiments, permet à D.C. Miller et W. H. Form d'affirmer que "un grief n'est pas nécessairement un récit objectif de faits ; c'est généralement un symptôme révélateur de troubles dans la situation statutaire d'un individu." (Selon C. Kennedy in Toutes les théories du management, Maxima, 1998). Cette affirmation est devenue un grand classique. Elle ouvre la porte à toutes les interprétations de tous les dires et de tous les comportements. Dans certains cas, D.C. Miller peut avoir raison. Mais affirmer que c'est généralement le cas, c'est trop dire.

On voit la différence entre reconnaître la personne et adopter l'attitude subjectiviste de Mayo. c'est informer, c'est consulter pour écouter Reconnaître la personne, les avis ou les critiques, c'est respecter les responsabilités des collaborateurs et donc les impliquer dans les problèmes techniques et les problèmes d'organisation qui se posent. L'attitude de Mayo, au contraire, tend à interpréter les critiques comme le symptôme révélateur d'un problème personnel non réglé. Cette attitude permet de transformer sans remords une question posée sur l'organisation en problème personnel. On ne s'en tient plus à ce qui est dit ; on s'autorise à croire "qu'un problème technique d'organisation n'est souvent qu'un problème personnel

Taylor et Mayo ont marqué les conceptions du management qui ont suivi, en offrant une sorte de matrice à la pensée de leurs successeurs. Taylor représente le côté organisationnel du travail, Mayo le coté relationnel. Les comportements de management impliquent nécessairement soit des comportements qui ont trait aux tâches à effectuer, soit des comportements qui ont trait aux relations, soit encore une combinaison de ces deux types. Ces deux aspects seront dès lors traditionnellement mentionnés lorsqu'on définira un style de management. L’identification de ces deux dimensions chez le manager a joué un rôle central dans les modèles d’organisation développés durant le dernier demi-siècle. Ces deux dimensions, ont reçu des appellations variées, tels que : autocratique/démocratique (Tannenbaum et Schmidt), centré sur la production/centré sur le personnel (Taylor, Mayo), Théorie des X/Théorie des Y (McGregor), etc. C’est ce que nous étudions dans d’autres articles.

Porté sociale de l'enseignement de Mayo

Notre société, partagée en travail / loisirs, reprend les deux piliers de la pensée managériale : le rationnel (réduit à la pensée technique), et l’affectif (dans la recherche des plaisirs, des relations amicales, des loisirs les plus variés et les plus ‘raffinés’). Mais la faiblesse du modèle vient de l’évidence que personne ne conteste sérieusement : il n’y a pas que la technique et le plaisir dans la vie.

C'est aussi par la consultation que Mayo a rencontré un net succès. Demander l'avis des gens va dans le sens du consensus social démocratique. Pour autant, demander l'avis de quelqu'un a une signification morale, qu'on aurait bien tort de réduire à une technique de management ou de canaalisation de l'opinion. Ce point particulier nous permet de soulignier  combien le vote, dans nos sociétés, ressemble à la consultation style ‘Mayo’. Lorsque le public a voté, rien ne change. On le voit pour l'Europe. S'il se met à  'mal' voter, on arrête les consultations. C’est ainsi, après les votent négatifs des français et des hollandais sur la constitution européenne, que l’Europe supra nationale avance comme si de rien n’était. L’important, c’est de consulter, sans doute pour entretenir l’illusion de la participation. On fonde sur cette manifestation publique l'espoir de renforcer le sentiment d'appartenance et la cohésion du groupe. Mais, si la consultation exprime un avis contraire à celui qu’on attendait, le vote est nul et non avenu, ou peu s’en faut. En fait, le jeu n'est pas sans risque, car le cynisme a ses limites.

Michel Tougne

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15 novembre 2006 3 15 /11 /novembre /2006 15:11
Le taylorisme en entreprise doit sa forme à la conception de l'homme. Taylor était quaker. Pour lui, la nature humaine était irrémédiablement déchue. Ceci explique cela.

 


 

FONDEMENTS DE LA PENSEE TAYLORISTE

Il ne fait aucun doute que l’appartenance religieuse de Taylor à la secte des quakers n’ait influencé sa pensée.

Examinons donc les origines de cette pensée. Essayons d’en comprendre le contexte. Puis, nous nous demanderons si les vérités sur la nature humaine y sont conservées. Nous nous doutons un peu de la réponse, mais, regardons en quoi les conceptions tayloristes sur le travail et sur la nature humaine s’opposent à la doctrine sociale de l’Eglise. N’oublions pas qu’il est hautement probable que Taylor a voulu définir une organisation du travail susceptible de mieux satisfaire les besoins matériels de tous. Il est probable qu’il a cru bien faire(1). Mais visiblement, il ne se sentait aucunement porté à respecter la nature humaine.

F.W. Taylor était quaker (2). Cette secte fut fondée par Georges Fox (1652), en réaction contre les églises protestantes (anglicanes, calvinistes ou luthériennes). Les quakers rejetaient toute forme d’organisation ecclésiale, vivaient en petites communautés, dans la prière et dans l’attente de « l’illumination intérieure ». Certains aspects de l’ascétisme quaker dans la vie et surtout dans le travail, préfigurent la méthode d’organisation tayloriste. Des conceptions de Dieu, de l’homme, de son rapport au monde et de sa destinée éternelle, découlent des principes d’organisation. Et de cette organisation « découle le bien ou le mal des âmes ». (Pie XII)

Pour exposer les principes quakers, nous nous reporterons aux études de Max Weber (3), que nous suivrons pas à pas dans sa description.


 1. LA PROFESSION – VOCATION

Commençons par examiner la conception du travail propre au protestantisme. Luther établit une relation entre la religion et le travail. Il estime « l’accomplissement du devoir à l’intérieur des professions séculières comme le contenu le plus élevé que pût revêtir dans l’absolu l’activité morale de l’individu(4)». Lui qui récusait la vocation de moine, il transpose dans la vie professionnelle profane le concept de vocation, d’appel de Dieu. Le travail a donc une signification religieuse.(5) On comprend dès lors son importance ainsi que l’attitude de l’homme au travail. Cette innovation, spécifique au protestantisme, prend un relief particulier chez les quakers, d’autant plus marquant qu’ils refusaient toute sanctification par les œuvres – trait général à tout le protestantisme – et qu’ils ne croyaient pas que les sacrements puissent conférer la grâce. Ils croyaient à la prédestination, c’est à dire à l’élection par décret divin, pris de toute éternité, en dehors de toute église. Mais comment savoir si l’on était élu ou si l’on était condamné ? Seule l’action dans la profession, pour laquelle ils étaient appelés, leur permettait de savoir s’ils faisaient partie des élus. Cela se voyait à leur conduite et … à leur réussite (6).


2. LA GLOIRIFICATION DU TRAVAIL

D’après Barclay (1648 – 1690), auteur de référence des doctrines quakers, le travail reste une action naturelle. On n’est pas appelé par vocation à une profession en particulier, mais le travail est le propre de l’homme et chacun doit travailler. Le principe de confirmation de son élection par son action dans le travail demeure. Le temps que l’on consacre au travail est un temps pour Dieu. « Le temps a une valeur infinie, parce que toute heure perdue est soustraite au travail consacré à la gloire de Dieu. Il s’ensuit que la contemplation inactive est, elle aussi, dénuée de toute valeur et éventuellement, directement répréhensible, du moins lorsqu’elle se déroule aux dépens du travail professionnel » (7) Voué au travail, l’homme doit donc travailler sans relâche, pour la gloire de Dieu. Le salut par la grâce se vérifie à la conduite de l’individu, à sa probité dans les affaires et à sa réussite, interprétée comme étant le signe de la bénédiction divine. Bien que le caractère sévère des quakers enjoigne à « ne pas se reposer sur les richesses », la gloire de Dieu risque de tourner à la gloire du travail et le motif religieux peut vite se retourner en pragmatisme vulgairement utilitariste. C’est ce qui arrivera à l’époque moderne. Mais, à l’origine, les quakers voulaient que leurs membres n’amassent pas les richesses. On pouvait vivre dans un confort relatif, mais sans excès et surtout sans ostentation. Le mode de vie devait rester sobre, économe, (quitte à investir, ce qui permettait d’accumuler un important capital).


3. BEATI POSSIDENTES !

Dans l’éthique des quakers, la profession n’est qu’un exercice de vertu ascétique, rationnel, permettant de confirmer son état de grâce par le développement de son esprit de méthode dans la profession. Moins que la caractéristique du travail, c’est la méthode qui compte. Ainsi, est-il possible de changer de profession, pourvu qu’on puisse y apporter tout le soin requis, pourvu que persiste l’esprit de méthode et pourvu que cela plaise à Dieu.

Par tradition les quakers s’octroient depuis le XVIIème siècle le privilège d’être « comblés par Dieu de la bénédiction de biens ».(8)Comme les calvinistes, ils reconnaissent le Dieu rémunérateur dans la réussite matérielle. Ils se targuent d’être porteur d’une « éthique » moderne des affaires et font tourner ainsi l’ascèse religieuse à la religion du succès.


4. UNE ASCESE DEPERSONNALISANTE

L’alternative du quaker se joue entre la volonté de Dieu ou la vanité de la créature. C’est pourquoi, les paroles inutiles, les conversations oiseuses, dénotent un comportement irrationnel, desservant la gloire de Dieu. Pour cette raison, prévalait dans les habitudes de vie la sobriété du boire, du manger, des vêtements. « La tendance puissante à l’uniformisation de style de vie, telle que l’encourage aujourd’hui l’intérêt capitaliste à la standardisation de la production, avait son fondement idéel dans le refus de la divinisation de la créature. »(9)

Cette sobriété standardisée entraîne une certaine dépersonnali­sation qui se retrouve dans l’organisation même du travail. La relation humaine est pauvre, car, « l’amour du prochain se manifeste au premier chef – étant donné qu’il ne doit être qu’un service à la Gloire de Dieu et non de la créature - dans l’accomplissement des tâches professionnelles fixées par la lex naturae et, ce faisant, il revêt un caractère spécifiquement objectif et impersonnel : celui d’une activité au service du façonnement rationnel du cosmos social qui nous entoure. »


5. METHODE, CONTROLE, COMPTABILITE DIVINE

Les quakers ont adopté dans leur style de vie un caractère méthodique et consciencieux. Cette rationalisation de la vie diffère d’avec le style calviniste. Baxter(10), parlant des quakers, dit que l’Esprit agit sur eux « comme l’âme sur un cadavre », alors que le principe calviniste fait coïncider la raison humaine et l’Esprit.(11)

Qu’il s’agisse de calvinistes ou d’autres obédiences, l’ensemble du mouvement protestant réclame non pas une sainteté par les « bonnes œuvres », mais la preuve de son élection par son action dans un système tout à la gloire de Dieu. La différence entre les œuvres simplement bonnes sur le plan moral et les œuvres véritablement spirituelles « réside en ceci qu’elles donnent à voir un progrès continu (12) tel qu’il ne peut être obtenu que par l’intervention surnaturelle de la grâce de Dieu. »(13)

Cette systématisation pousse le protestant – pour contrôler son état de grâce - à tenir une véritable comptabilité de ses actes(14). Certes, le journal religieux, les tableaux consignant les péchés ou les tentations n’appartiennent pas en propre au protestantisme. Les catholiques emploient également ces moyens là. Mais l’accent n’est pas mis au même endroit. Le catholique s’efforce à la charité, aux sacrifices, à éviter les péchés, afin de progresser dans la vie surnaturelle et de coopérer à l’action du Dieu sauveur. Le protestant contrôle son état de grâce, cherchant à connaître son élection ou sa réprobation. N’ayant pas le sacrement de pénitence, ne croyant pas aux bonnes œuvres, il ne reste au protestant, pour obtenir la certitudo salutis (la certitude de son salut) que le contrôle de tous les domaines, le façonnement rationnel de toute sa vie.

Les quakers, comme les autres sectes, (ici les mouvements hors des églises protestantes) vivaient en petites communautés. Tous les membres pouvaient donc se connaître et contrôler mutuellement leur confirmation, c’est à dire leur élection par la grâce. « L’histoire de chacune des sectes issues de l’anabaptisme permet de suivre la rigueur impitoyable du contrôle que celle-ci, et en particulier les quakers, ont exercé sur la conduite de vie de leurs membres, sur la probité en affaires avant tout. »(15)


6. MENTALITE ANTI HIERARCHIQUE ET ANTI INSTITUTIONNELLE

En rupture avec les églises protestantes, les quakers regardaient avec méfiance toute institution sociale. Etait conçu comme devoir religieux, le refus de porter les armes ou de prêter serment. Ce qui entraînait logiquement leur disqualification pour tous les postes de la fonction publique. C’est ainsi que la fastidieuse méthode quaker de la vie professionnelle ne trouvait à s’investir que dans l’économie privée. En conjuguant le refus de « la divinisation de la créature », le refus des charges publiques, le refus des institutions ecclésiales, la tournure d’esprit des quakers prenait une orientation anti-hiérarchique marquée. Dieu seul doit régner. Dans la religion d’abord, mais sur la société ensuite.(16)

Cet esprit anti-hiérarchique était renforcé par l’importance de la conscience individuelle. Le quaker recevait de Dieu une « lumière intérieure » qui lui interdisait d’aller contre sa conscience. Un des axiomes de l’éthique quaker était que ce qui était bon pour l’un pouvait être mauvais pour un autre ; ce qui était un devoir pour l’un, était interdit pour un autre. L’autonomie de l’individu s’élevait donc contre toute forme d’ « autorité arbitraire », et ce, par devoir religieux. (17)


7. CORRESPONDANCE DU TAYLORISME ET DE L’ESPRIT QUAKER

Le rappel des éléments ci-dessus décrivant l’esprit quaker permet de saisir la logique du taylorisme. Le cœur de la méthode consiste à diviser un travail en taches, elles-mêmes analysées en mouvement élémentaires ; à mesurer les temps de chaque mouvement et à spécialiser les ouvriers, à chaque poste, sur un ou plusieurs mouvements. C’est le travail à la chaîne, s’effectuant selon une cadence prédéterminée. C’est un système mécanique qui vise à la productivité. (C’est ainsi qu’on plaît à Dieu, cf. ci-dessus § 2). Ce système comptabilise tout en « gestes utiles ». On calcule en seconde, voire en centième de seconde. (La vie entière est contrôlée, comptabilisée, cf. ci-dessus § 5.) Le système de production mécaniste réduit le rôle de l’homme à celui d’un organe de machine ; il dépersonnalise le travail. (Rappelons qu’il ne faut surtout pas diviniser la créature, seule l’efficacité compte. L’efficacité plaît à Dieu. La preuve en est donnée par l’accroissement de la productivité du travail en série : (cf. ci-dessus § 4.) Le travail est divisé, découpé en miettes, répétitif et inintéressant. Qu’importe la tâche ? C’est l’aspect méthodique qui compte. Jamais le travail n’a été analysé avec une telle minutie et jamais aucun ouvrier n’obtiendrait de résultats comparables aux méthodes d’industrialisation. (cf. ci-dessus § 4). Le travail est contrôlé au poste et en fin de production. Des contremaîtres surveillent constamment les allures (rapidité des gestes) et la productivité. Le contrôle est un aspect normal de la vie. Dans les communautés quakers, tout le monde contrôle tout le monde. (cf. ci-dessus § 5) Le travail est divisé. Les relations humaines sont pauvres, voire inexistantes. Il n’y a pas de hiérarchie. C’est la méthode qui décide. Personne n’exerce d’autorité arbitraire Le surveillant (contremaître ou chef d’équipe, appelé supervisor le plus souvent en anglais), n’a aucun pouvoir réel. Il veille simplement à ce que tout ce qui a été scientifiquement établi soit scrupuleusement exécuté. (cf. ci-dessus § 6.)

Les traits caractéristiques de l’éthique quaker montrent encore une correspondance avec les procédures I.S.O. Cette résurgence de l’esprit tayloriste se remarque principalement à l’esprit de système, au contrôle permanent, à l’efficacité, à la transparence, au travail fastidieux et continu et enfin à la dépersonnalisation.

Qu’en est-il par rapport à la doctrine sociale de l’Eglise ? Le taylorisme transforme l’homme en objet. Comme l’écrivait Pie XI dans Quadragesimmo anno, la matière sort ennoblie de l’usine tandis que l’homme en sort avili. L’homme doit être le sujet et non l’objet de l’organisation. Pour illustrer ce point, on ne peut mieux faire que de citer Pie XII :

« Votre situation au sein des entreprises où vous constituez le lien entre la direction générale et les agents d’exécution, réclame de vous non seulement des aptitudes professionnelles, mais un sens profondément humain. Vous avez à diriger des personnes intelligentes et libres. (…) Vous aimez qu’on vous confie des responsabilités, qu’on vous laisse la liberté de prendre des initiatives ; vous désirez percevoir le but poursuivi et enregistrer au fur et à mesure les étapes qui vous en rapprochent, vous souhaitez déborder le cadre purement professionnel, pour développer votre personnalité toute entière : tout cela est bon et légitime. Il est donc souhaitable que le travailleur le plus modeste y participe progressivement. (…)Puisque le travail pour tout homme est une nécessité, il faut que les occupations professionnelles ne briment pas ses sentiments les plus naturels et les plus spontanés, mais respectent pleinement sa dignité. C’est dire qu’il ne peut suffire de voir en lui un producteur de biens, mais qu’il faut le traiter comme un être spirituel que son travail doit ennoblir et qui attend de ses chefs plus encore que de ses égaux l’intelligence de ses besoins et une sympathie vraiment fraternelle. »(18)

Comment le taylorisme, dont l’esprit n’est pas mort, a-t-il pu se tromper aussi lourdement sur le travail et sur la nature humaine ? Nous avons déjà donné la réponse : hors de la vraie Foi, le regard de l’homme se trouble. Les mœurs dévient et la loi naturelle s’obscurcit. La doctrine sociale de l’Eglise conserve la loi naturelle. Voilà pourquoi, même sur le terrain des vérités naturelles, l’Eglise doit intervenir. La doctrine sociale de l’Eglise n’est pas seulement obligatoire : elle est nécessaire à qui veut penser droit. Car, sans la Foi catholique, la nature humaine est ignorée, blessée, méprisée, corrompue.

Nous en parlions récemment à un ingénieur assez éloigné de nos idées. A notre critique du taylorisme, il prenait l’air sombre ; à notre interprétation quaker des procédures I.S.O., il pinçait le nez ; à la mention de la doctrine sociale de l’Eglise, il soupira : « L’entreprise, quelle qu’elle soit, cherche à vivre comme elle le peut, sans s’encombrer de théories. ». Non content d’ignorer Dieu, il ignorait l’histoire du travail et voulait ignorer les conséquences de l’histoire. On n’est pas plus irréaliste.


8. L’ESPRIT TECHNIQUE

De cet aperçu, nous retiendrons, comme le note Peter Drucker, que "le travail n'est pas considéré (par Taylor) comme une chose convenue", comme une chose allant de soi, comme une donnée, mais comme une activité "observée et étudiée", comme une activité construite et modifiée selon les objectifs. Ce qui veut dire que le travail devient ce que la méthode en fait. Il est un objet technique. Le travail n'est connu que par la conception qu'en livre la méthode tayloriste, autrement dit la question n'est pas : "qu'est ce que le travail humain ?" L'objet d'étude se limite à ce qui découle de la méthode. Le taylorisme ne recherche aucun savoir. Il ne s'intéresse qu'à sa propre méthode. Son objet d'étude est entièrement voué à la méthode et non au travail humain.

L'homme, à son tour, est vu à travers la méthode et se transforme en simple objet technique. L'efficacité justifiant tout, l'homme est astreint à n'être que le prolongement de la machine. Il est regardé par rapport au travail, par rapport aux résultats recherchés. Il est instrumentalisé, relégué au rang de simple moyen.


9. UN SOUFFLE EMANCIPATEUR

Pour Taylor, l'organisation est un moyen de libération. L'augmentation des rendements de la production est synonyme de richesse et rencontre le désir de l'homme de se libérer des vicissitudes et des limitations que lui impose la nature ; il devient son propre maître, étant à lui-même sa propre ressource. Son succès est le signe de sa bénédiction. Taylor ne conçoit certes pas l’homme indépendant de Dieu. Mais il rencontre le courant moderne, auquel il n’appartient pas, qui s’accommode très bien avec la mentalité protestante et qui, lui, projette le mythe de l'homme indépendant, n'ayant besoin que de lui-même, tirant tout de son propre fonds. Ce point est décisif, car il finit par accorder à l'être humain un statut métaphysique opposé à la doctrine catholique(19). Comment les puissances techniques et économiques pourraient-elles changer la vérité sur l'homme ? Si l'homme moderne se trouve moins dépendant de certaines vicissitudes de la vie, a-t-il pour autant changé sa position dans la hiérarchie de l'univers ? Le crédit que la mentalité moderne accorde à la technique et à la science est d'une importance telle que la hiérarchie des valeurs s'en trouve faussée. L'efficacité économique, l'enrichissement, la puissance deviennent les valeurs suprêmes. La science de l'organisation est productrice de biens. Cela seul suffit et légitime les organisations où la nature humaine est mise entre parenthèse. La civilisation est devenue matérialiste. (20)

10. L'organisation scientifique : alternative à la hiérarchie
Quoique problématique dans les faits, (cf. notre citation de Hoxie, p. 17) cette libération est posée dans le système tayloriste, d'abord par l'accroissement des richesses, et dans le travail même, à deux titres.
  • Premièrement, chaque tâche devenant autonome et spécialisée, le système propose une division égale du travail et de la responsabilité entre les ouvriers et la direction. Cette division du travail, ce morcellement des tâches, associés à la généralisation de la "science de l'organisation" participe d'une une vision égalitaire.

  • En conséquence, les méthodes d'organisation sont poussées de telle sorte que la "hiérarchie" n'a plus rien à décider. C'est la méthode qui décide et non plus les hommes. L'ouvrier est donc "libéré" de l'autorité hiérarchique. L'idée d'une organisation et d’un arsenal de procédures libérant les hommes d'une quelconque tutelle hiérarchique, est encore présente de nos jours. On le voit, par exemple, à travers les procédures qualité. L'auteur de ces lignes à entendu dire dans une réunion qualité : "ce n'est plus la hiérarchie qui décidera c'est la procédure". Tel est, dès l’origine, le messianisme du management moderne.


Antoine Marie Paganelli


 

1 Le cas du taylorisme illustre parfaitement la nécessité de la doctrine sociale de l’Eglise. Certains s’interrogent  : pourquoi cette doctrine sociale devrait-elle être d’Eglise, gardienne des biens surnaturels, puisqu’il ne s’agit que de la loi naturelle ? En tant que naturelles, les vérités ne sont-elles pas accessibles à tous, catholiques ou non ? La réponse tient en peu de mots : sans la vraie religion, sans la grâce de Dieu, la nature a bien du mal à subsister. Les intelligences se brouillent. On ne sait plus exactement ce qu’est l’homme. Les mœurs dévient, la loi naturelle s’obscurcit. La preuve en est administrée maintes fois dans l’histoire et, dans le travail, le taylorisme en est un exemple flagrant.

2 Frederick Winslow Taylor 1856-1917. Pour une courte présentation, voir C. Kennedy Toutes les théories du management, Maxima, 1998, chapitre 32

3 Max Weber, sociologue allemand, juriste de formation. L’ouvrage nous servant de référence pour cet article est : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction Jean Pierre Grossein, Gallimard, 2003

4 Op. cit. p. 71

5 Profession se dit en allemand « Beruf », qui littéralement signifie appel [rufen = appeler ]. Les pays protestants ont repris cette notion : calling en anglais, kallelse en suédois etc. Antérieurement à Luther, ces mots ne servaient pas à désigner le travail professionnel.

6 L’élection par la grâce, sans aucun mérite de la part de l’homme, n’est pas propre aux quakers. Luther, le premier, en a posé le principe. C’est dans le calvinisme que se définit ensuite la confirmation de l’élection par la conduite de l’homme dans sa vie et donc au travail. Les quakers divergent du calvinisme principalement par leur refus de toute église, de toute autorité.

7 Op. cit. p. 202. -  8 Op. cit. p. 404. -  9 Op. cit. p. 230

10 Richard Baxter. (1615 – 1691), théologien calviniste conciliant et « modéré ».

11 Op. cit. p. 190.- 12 Souligné par nous.- 13 Op. cit. p. 133.-14 Op. cit. p. 144.- 15 Op. cit. p. 263

16 Op. cit. p. 113.- 17 Op. cit. p. 268

18 Allocution du 11 oct. 1953 à des ingénieurs et techniciens.

19 La doctrine catholique conçoit l'homme comme une personne, c'est à dire comme un être doté d'intelligence et de volonté, capable de poser des actes libres et responsables, mais également comme un être soumis à une triple dépendance : par rapport à Dieu, son créateur et sauveur ; par rapport aux hommes car l'homme est par nature un être social qui ne peut vivre sans l'aide de la société ; par rapport aux biens matériels de ce monde.

20 Pie XII Radio message Noël 1953 : "L'Eglise aime et favorise les progrès humains. Il est indiscutable que le progrès technique vient de Dieu et peut et doit donc conduire à Dieu. Il arrive, en effet, très souvent que le croyant en admirant les conquêtes de la technique, en s'en servant pour pénétrer plus avant dans la connaissance de la création et des forces de la nature, et pour mieux les dominer, grâce aux machines et aux appareils afin qu'elles contribuent au service de l'homme et à l'enrichissement de la vie terrestre, se sente comme entraîné à adorer l'Auteur de tous ces biens qu'il admire et utilise, car il sait que le fils de Dieu est "le premier né de toutes les créatures puisqu'en Lui ont été faites toutes choses au ciel et sur la terre : le visible et l'invisible. " (Col 1, 15-16) (…)

"Cependant il paraît indéniable que cette même technique, ayant atteint en notre siècle l'apogée de la splendeur et du rendement, se transforme, par les circonstances de faits, en un grave danger spirituel. Elle semble communiquer à l'homme moderne prosterné devant son autel, un sentiment d'autosuffisance et de satisfaction vis à vis de ses désirs illimités de connaissance et de puissance (…) La technique moderne déploie autour de l'homme une vision si vaste qu'elle peut être confondue par beaucoup avec l'infini lui-même. Il s'ensuit qu'on lui attribue une impossible autonomie qui, à son tour, dans l'esprit de quelques-uns uns, se transforme en une conception erronée de la vie et du monde, désigné sous le nom "d'esprit technique". Mais, en quoi celui-ci consiste-t-il ? En ceci : que l'on considère comme donnant à la vie humaine sa plus haute valeur, le fait de tirer le plus grand profit des forces et des éléments de la nature ; que l'on se fixe comme buts, de préférence à toutes les autres activités humaines, les méthodes techniquement possibles de production mécanique et que l'on voit en elles la perfection de la culture et du bonheur terrestre".

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15 novembre 2006 3 15 /11 /novembre /2006 14:33
Par où commencer ? Nous pourrions rappeler avec profit comment fonctionnaient les corporations sous l'ancien régime, étudier les différences apparues après de 1792 et mesurer ainsi la capacité de nuire propre à l'esprit révolutionnaire. Mais ce travail a déjà été fait par de plus qualifiés que nous. Commençons par F.W.Taylor.

 


LE TAYLORISME

Remontons à Frederick Winslow Taylor (1856-1917). Quaker américain, ce pionnier du management a sans doute été influencé, de par son origine religieuse, par une conception du travail où l'homme ne paraît pas vraiment capable de penser et d'agir en être raisonnable. L'homme doit plutôt être organisé et régi par des principes qui feront de lui un être beaucoup plus efficace. A l'université, Taylor était déjà complètement investi dans la recherche de l'efficacité en tout. Il réussit à faire modifier les règles du base-ball en démontrant que lancer la balle par en haut était plus efficace que par en dessous. Selon Peter Drucker, Taylor est "le premier homme de l'histoire qui n'a pas considéré le travail comme allant de soi, mais qui l'a observé et qui l'a étudié" (1). Il est le père de l’organisation scientifique du travail (O.S.T). Dans son ouvrage La direction scientifique des entreprises (2), publié en 1911, il explique que "l’objet principal de la direction sera d’obtenir la prospérité maximale aussi bien pour l’employeur que pour chaque salarié".

Analyse des mouvements. Mesure des temps

Pour réaliser cet objectif, il introduit l’analyse des mouvements et la mesure des temps. Par l’observation, il escompte arriver à la définition de méthodes. Taylor s’intéresse donc principalement aux comportements relatifs à la fabrication. Ses principes et ses méthodes (mesure des temps, analyse des mouvements), furent développés aux Etats–Unis avant de venir en Europe et notamment en France en 1936 sous le Front Populaire.

La pièce maîtresse du système consiste à diviser une tâche en mouvements élémentaires (à décomposer les tâches en mouvements utiles), à mesurer les temps de chaque mouvement. La mesure des temps élémentaires à l'aide d'un chronomètre constitue la base de la méthode. Par l'observation, Taylor compare les mouvements et les temps chez plusieurs opérateurs. Il enregistre les temps moyens des mouvements, additionne la somme des temps et celle des temps morts pour obtenir un temps total. Il compare enfin les diverses manières de travailler et dégage ainsi la meilleure méthode à suivre : "the one best way".On sait que le taylorisme ne s'arrête pas là. Arrivent bientôt dans les entreprises des services spécialisés dans la mesure des gestes et des temps, chargés de concevoir les postes de travail de manière rationnelle et qui déterminent la méthode à suivre. Les bureaux des méthodes actuels sont les héritiers du taylorisme. Les gains de productivité obtenus ne sont pas discutables. Nous ne contestons pas le gain d'efficacité obtenu par le taylorisme. Mais la méthode met en œuvre une rationalisation plus adaptée à des machines qu'à des hommes. Les principes tayloristes entraînent : Une séparation de la conception, de l'organisation d'avec l'exécution dépourvue de toute initiative, de toute capacité de décision, car les services de conception et d'organisation appliquent les principes scientifiques qui déterminent "the one best way ".

 Affaiblissement du rôle hiérarchique

A noter que cette séparation n'a pas de signification hiérarchique. On sépare simplement méthodes et production, comme on pourrait séparer conditionnement et livraison. La hiérarchie de la production ne prend pas l'ascendant sur les techniciens des méthodes : elle en perd et devient une simple hiérarchie de surveillance. La spécialisation au poste de travail, non plus sur une technique, mais sur un seul geste ("le geste utile") crée le travail répétitif.

 L'homme, objet technique

La conception de l'homme qui en dérive est celle d'un homme technique. Il n'est plus l'auteur, le sujet de son organisation, il est l'objet de l'organisation. Son travail est mécanique, répétitif, entièrement déterminé par un ensemble impersonnel. Sa principale motivation au travail devient l'argent..   

Relations purement fonctionnelles 

La conception des relations humaines est très pauvre, principalement conçue pour rendre efficace l'organisation. La relation hiérarchique se réduit à la transmission de directives, au contrôle et à l'emploi d'un système de récompense et de punitions en fonction des quantités produites. (Système de salaires au rendement et de primes de production). La vérité historique veut que nous apportions quelques précisions supplémentaires. Taylor ne se limitait pas à la relation humaine pauvre que nombre d'entreprises ont adoptée (particulièrement les grandes entreprises où fut introduit le travail à la chaîne). Pour atteindre l’objectif de la prospérité maximale, il préconisait que direction et employés se fassent mutuellement confiance. " Dans le système de direction scientifique, écrit Taylor, l’initiative des ouvriers, c’est à dire leur énergie au travail, leur bonne volonté, leur esprit de recherche, est obtenue d’une façon constante et plus complètement que dans l’ancien système" Il y croyait. Dans une entreprise de roulements à billes, il rend les ouvriers responsables de leur propre perfectionnement, ce qui, d'une certaine façon, préfigure les groupes de progrès et d’autres méthodes encore en vigueur, 100 ans après, un peu partout notamment au Japon. Sait-on que Taylor considérait que l’application de son système permettrait d’augmenter le salaire des ouvriers de 30%, voire dans certains cas de 100 % ? La dimension humaine n’est pas absente chez Taylor. Que le taylorisme soit aujourd’hui synonyme de "travail à la chaîne" illustré par le film Les Temps Modernes de Charlie Chaplin n'est pas entièrement dû à la théorie préconisée par Taylor. Faire de Taylor un théoricien exclusivement préoccupé par les comportements relatifs aux tâches à effectuer est peut-être commode dans l'exposé des diverses théories. Mais cette manière de concevoir l'histoire du management est erronée (3). Quoiqu'il en soit, le développement industriel, sinon l'histoire, n'a retenu de Taylor que la partie théorique s'intéressant aux comportements tournés vers la fabrication, vers les choses. La partie "relations humaines" a été évacuée 

Outre l'aspect relationnel qui a suscité et suscite toujours de nombreuses résistances, le taylorisme a maintenant montré ses limites. Nombre d'entreprises ont adopté des systèmes très différents. Dans La direction scientifique des entreprises, Taylor posait quatre principes qui se sont heurtés et qui se heurtent encore de nos jours à des principes contraires.  

Principes tayloristes

Principes contraires

Développer une science du travail qui remplacent le système empirique. Privilégier la méthode optimale et faire profiter tout le monde de la meilleure façon de faire.

 Laisser à l’expérience et aux méthodes personnelles leur importance. Les hommes ne réagissent pas tous de la même manière. Ce qui convient à certains peut ne pas convenir à d’autres.  

Sélection scientifique et perfectionnement des ouvriers. Faire que chacun devienne excellent dans au moins une tâche.

Développer la polyvalence. Faire en sorte que les ouvriers puissent se remplacer mutuellement sans trop de difficultés.  

Faire connaître la science du travail aux ouvriers pour obtenir de meilleurs résultats.

 Faire comprendre aux divers acteurs que l’organisation optimale ne se réduit pas à des formules, car l'important est de pouvoir rester flexibles et réactifs. Les hommes et les techniques sont en perpétuelle évolution.  

Instaurer une division du travail et de la respon-sabilité entre les ouvriers et la direction qui doivent travailler en étroite collaboration.

 Chaque tâche ne peut pas devenir autonome et spéciali­sée. Pour éviter le cloison­nement, le "management fonctionnel" s’oppose à un management par processus. (relations transverses)

 

Quoique nous fassions une distinction entre les idées de Taylor et leurs applications pratiques telles que nous les connaissons, il n'en demeure pas moins que les conséquences réelles du taylorisme sur le travail humain sont exprimées par Robert Franklin Hoxie dans le compte-rendu de son enquête sur le taylorisme aux Etats-Unis. Il écrit  : "Le système dit - d'organisation scientifique du travail – détruit toute instruction et habileté d'ordre mécanique, et fractionne le travail en une série de petites tâches et confine les travailleurs dans l'exécution continue de l'une d'elles ; il tend à éliminer les travailleurs qualifiés, prive l'ouvrier de la possibilité d'appren­dre un métier, abaisse les travailleurs qualifiés, les déplace et les oblige à entrer en concurrence avec les moins qualifiés, restreint le champ de la concurrence et affaiblit la position de l'ouvrier au moment des négociations de l'embauche, en spé­cialisant les tâches et détruisant l'habileté professionnelle" (4).

 Nous pourrions nous interroger sur l'intérêt de critiquer de nos jours le taylorisme, puisqu'il semble combattu et éliminé de nombreuses entreprises. En fait, le taylorisme n'a jamais disparu. Il n'est lui-même que le produit d'une pensée technocratique appliquée à tout, y compris à l'homme. La conception tayloriste de l'homme au travail est à trouver non pas dans la simple méthode d'analyse des mouvements mais dans la philosophie qui sous-tend la théorie et qui est une philosophie de libération de l'homme. Cette libération consiste à exonérer l'homme de toutes les tâches complexes et à ne lui faire faire qu'un travail facile. Le Chatelier, principal introducteur et commentateur de Taylor en France écrit : "L'ouvrier est un homme comme les autres. En nous promenant sur un chemin facile et agréable, occupation n'exigeant aucun effort intellectuel, nous songeons à mille choses futiles ou intéressantes et ne voyons pas la longueur du chemin. De même, l'ouvrier, si son travail bien préparé est facile à exécuter, s'il se trouve dans un atelier propre et bien chauffé, accomplit alors son travail sans y penser, songeant tranquillement à ses petites affaires, à ses projets du lendemain, à sa grande distraction des jours de liberté : la pêche à la ligne, occupations cent fois plus monotones cependant que tous les travaux d'atelier."

 Certes, le taylorisme convient à certains. Nous connaissons des personnes qui se rendent bien compte qu'elles sont obligées d'effectuer des tâches répétitives et peu valorisantes. Elles estiment plus réalistes d'accepter la situation et, l'habitude aidant, ne s'en trouvent pas trop mal. D'autres personnes préfèrent les tâches mécaniques, sans surprise, à un travail qui les impliquerait davantage. Ces personnes peuvent travailler honnêtement, mais ne sont pas prêtes à s'engager personnellement. Le Chatelier n'a pas toujours tort. Mais de ces cas particuliers, on ne saurait tirer des vérités universelles. L'expérience a démontré que le système tayloriste ne pouvait pas être généralisé sans porter atteinte à l'équilibre social. Le taylorisme est aussi à l'origine des grandes masses ouvrières et des grandes grèves. Historiquement, l'industrialisation tayloriste est le terrain préféré des syndicalismes révolutionnaires, anarchistes et marxistes (5). Le travail humain mécanisé engendre non point seulement la misère physique ou la misère économique, misères qui se sont d'ailleurs fort atténuées dans les pays économiquement développés, mais un vide, un anonymat, une misère morale, qui n'accorde à l'homme qu'un statut de robot.

Hugo Clementi



[1] P. Drucker in La nouvelle pratique de la direction des entreprises

[2] Toutes les citations de F.W. Taylor sont tirées du même ouvrage : La direction scientifique des entreprises, présentation de L Maury, Dunod, 1971.

[3] Taylor était un homme de système. Il ne s’intéressait pas qu’à la produc­tion et au rendement : il incluait l’homme dans son système et le priait d’en partager les vues. Il était le premier à constater que ce qu’il proposait était rejeté par les ouvriers. Il en souffrait car il mesurait «combien misérable est l’existence d’un homme qui ne peut regarder en face un seul de ses ouvriers, sans trouver dans son regard une franche hostilité, et ne voit autour de lui que des ennemis en puissance.» Ce qui ne l’empêchait pas de persister : les autres avaient tort. « Je me suis aperçu que la majorité des hommes s’opposaient à tout progrès de la façon la plus agressive et la plus amère » écrira-t-il. (Cf. Davidow et Malone, L’entreprise à l’âge du virtuel, Maxima, Paris, 1995. pp. 187 - 188). Sa conception de l’homme était essentiellement négative. Il préférait son système.

[4] Cité par Bernard Largillier in CEE information. Tiré à part 2 ; 5 ; 10

[5] Ce qui pose la question de la responsabilité sociale du libéralisme qui a voulu promouvoir l'homme en lui donnant comme objectif prioritaire de se libérer de sa dépendance matérielle. L'objectif d'efficacité du taylorisme va dans le même sens. Le libéralisme accorde une valeur disproportionnée à la liberté et minore l'importance du bien commun, ce qui permet l'existence de systèmes de toute sorte qui compromettent ou contredisent l'harmonie sociale.

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9 novembre 2006 4 09 /11 /novembre /2006 12:03
Quelle est la situation de la hiérarchie dans le management tayloriste? On se représente volontiers le taylorisme essentiellemnt fondé sur la hiérarchie  : sur l’autorité et la contrainte. La naïveté simpliste d’une telle représentation ne tient pas devant la moindre investigation historique.   
ORGANISATION TECHNOCRATIQUE DU TRAVAIL

Alfred Chandler décrit les formes et les processus de management dans leur perspective historique, ce qui donne à ses affirmations un caractère factuel qui s’éloigne des discours idéologiques. Il présente, dans La main visible, les systèmes hiérarchisés de management qui furent conçus comme des réseaux d’information servant à collecter et traiter les données de l’entreprise. Les chiffres de consommation et de production montaient, les directives descendaient.

 Qu'appelle-t-on hiérarchie?

Les théoriciens du management sont d’avis que cette organisation correspond à l’époque tayloriste, lorsque les investissements lourds, et donc coûteux, conçus pour une production de grande série, nécessitaient de veiller à une productivité suffisante. La surveillance s’exerçait principalement sur les cadences, les quotas de production, le rendement de la matière première. Surveillance constante à tous les niveaux, car l’ordinateur n’avait pas encore fait son apparition.

Peu à peu l’entreprise transformera sa structure. Dès les années soixante, les efforts de restructuration tendent à raccourcir les hiérarchies. Maintenant, l’ordinateur permet la collecte et la diffusion de l’information à tous les niveaux.

De lourds E.R.P. peuvent mettre toutes les informations pertinentes de l’entreprise à la disposition de tous en temps réel. Quand cela s’avère fonctionnel, on prévoit de mettre les collaborateurs, maîtrise ou techniciens, en contact direct avec des informations nécessaires à des prises de décisions qui autrefois étaient du ressort des cadres. Celui qui refuserait à ces collaborateurs le pouvoir de prendre ces décisions, engendrerait retard et surcoût. Ce qui fait dire à certains que les frontières entre cadres et non cadres deviennent floues et que le poids de la hiérarchie s’est allégé. Une telle façon de penser est très répandue. Elle paraîtra évidente à beaucoup. Ce n’est pourtant pas la notre. Avant de conclure à l’allégement ou à la disparition de la hiérarchie, interrogeons-nous : n’est-on pas en train d’assimiler à la hiérarchie ce qui n’a jamais été hiérarchique ? N’est-on pas en train d’appeler hiérarchique ce qui n’était qu’un moyen d’organisation marqué par les contingences matérielles d’une époque historiquement déterminée ?

Les observations des théoriciens du management mettent en évidence l’interrelation entre un système d’information et une structure d’entreprise. Pour beaucoup, la hiérarchie est assimilable à un réseau servant à traiter et transmettre l’information. Il est donc logique qu’elle disparaisse lorsque l’ordinateur assure la fonction qui lui incombait. Mais est-il justifié d’appeler hiérarchique une tâche que peut faire un ordinateur ? C’est précisément là que réside l’erreur. Un réseau informatif n’est pas nécessairement hiérarchique. Les entreprises de télécommunication d’un pays n’ont jamais prétendu constituer la hiérarchie sociale de ce pays.

La technocratie assigne aux relations humaines une utilité  et une fonction techniques

Le raisonnement au niveau des faits, mettant l’accent sur l’interrelation entre la technologie et la forme d’une société est typique d’une approche qui se veut historique, mais qui ne s’interroge pas sur la nature des choses. On a dénommé " hiérarchie " une organisation qui n’avait de hiérarchique que l’apparence pyramidale. La théorie tayloriste ne s’est jamais interrogée sur ce qui constitue véritablement une hiérarchie. Les historiens du management insistent sur la technologie, le produit, l’environnement économique et principalement le marché. Ils examinent les méthodes de production et la structure d’entreprise qui en découle. Tout cela ne dira jamais ce qu’est véritablement une hiérarchie.

L'idéologie technocratique impute toujours les erreurs qu'elle engendre à la tradition

L’époque tayloriste a été désignée, après coup, comme l’époque du management hiérarchisé. Management d’ailleurs qualifié de " traditionnel " et bien sûr, critiqué. C’est l’époque du savoir non partagé, des directives imposées sans concertation, du contrôle strict, du régime punition - récompense (carotte ou bâton). Tout cela n’est pas nécessairement caractéristique de la hiérarchie. Prenons par exemple, un cas éloigné de la situation de travail. Imaginons un prisonnier pris en otage. Il est soumis à un régime présentant mutatis mutandis quelques similitudes avec la hiérarchie tayloriste : on le laisse dans l’ignorance, on lui fait faire des travaux sans lui en dire l’utilité, il n’a pas le droit de poser de questions, on ne lui demande pas son avis. En cas de punition, il est privé de nourriture ou bien, s’il montre suffisamment de docilité, on lui donne à manger. Ses geôliers ne sont pourtant pas ses hiérarchiques. Il y a manifestement quelque chose de gravement abusif et de radicalement erroné à assimiler les mauvais traitements au comportement hiérarchique. On ne comprendra ni le taylorisme ni la vraie hiérarchie tant qu’on limitera l’analyse des organisations à leur forme pyramidale, tant qu’on s’interrogera pas sur leur raison d’être. En revanche, si l’on tient compte de l’orientation radicale du taylorisme, on percevra très clairement son opposition à la hiérarchie, et cela, au moins à deux titres.

1. Destruction des hiérarchies de métier

Nous avons tous en mémoire le film de Charlie Chaplin : Les temps modernes. Le taylorisme c’est le travail à la chaîne. Il conçoit les processus de fabrication comme une suite de gestes constituant des unités élémentaires. Il met le travail en miettes comme l’a très bien dit Friedmann. Le rythme est imposé par la machine. Les ouvriers sont spécialisés sur des gestes utiles répétitifs et mécaniques. Pour ce travail, les entreprises peuvent recruter une main d’œuvre non qualifiée. L’ouvrier de métier se trouve de fait en concurrence avec l’ouvrier non qualifié. Les hiérarchies de métier disparaissent. La compétence et l’expérience professionnelles ne comptent pour rien La spécialisation sur un geste utile ne fournit pas aux ouvriers l’opportunité de parfaire véritablement leurs compétences. Le taylorisme, le travail à la chaîne, n’est pas compatible avec la notion de métier. Il y a une grande différence entre le travail d’un opérateur sur presse et celui d’un chaudronnier ; il y a un monde entre les tâches d’un opérateur sur chaîne dans une usine de carrelage et celles d’un ouvrier céramiste. L’opérateur surveille aujourd’hui un ensemble impressionnant de machines dont il doit connaître le fonctionnement de façon rudimentaire. Il est rapidement formé au poste. Sa fonction est semblable à celle d’un autre opérateur travaillant dans une usine où l’on fabrique des petits fours. Il sera facilement remplacé par un intérimaire. L’ensemble des opérations de fabrication est automatisé. En revanche, l’ouvrier céramiste continue de fabriquer son produit. Il a un métier dans les mains. 

2. Mise en place non d'une hiérarchie, mais d'un maillage d'information et de surveillance.              

Pourtant, et c’est notre deuxième point, les chefs de lignes, les contremaîtres existent bel et bien. Donc, le taylorisme a tout de même recours à la hiérarchie. Mais quel rôle joue cette structure ? La " hiérarchie " ne prend aucune initiative, elle n’a aucun pouvoir, elle ne peut rien changer au processus. Tout est décidé par les services qui conçoivent et qui organisent. Une fois dans l’atelier, la production est réglée dans le détail. Il ne faut rien changer. Contremaîtres et chefs d’équipes ne sont là que pour veiller à l’application des consignes, faire remonter les informations sur la production ou éventuellement remplacer les ouvriers qui aurait besoin de quitter la chaîne pour un instant. Du processus de fabrication, cette hiérarchie non qualifiée, ne sait à peu près rien. Par ailleurs, elle ne veut rien et ne peut rien. Elle reste complètement ignorante de la vie de l’entreprise, des objectifs de la direction, de la destination du produit. Les techniciens du bureau des études ou du bureau des méthodes interviennent dans les ateliers sans lui demander son avis, parce qu’elle n’a jamais aucun avis à donner.

Nous ne décrivons pas les années 50 du vingtième siècle. Cette situation est encore très actuelle aujourd’hui. On ne peut même pas dire qu’elle soit en régression, car l’informatique et la bureaucratie de la qualité, font peser tout autant sur les hiérarchies leurs méthodes et leurs normes à respecterLe rôle de cette étrange " hiérarchie " est principalement un rôle de surveillance. Elle n’est tenue qu’à veiller à l’exécution des consignes, au respect des quotas et note les résultats. Son rôle coïncide assez bien avec un réseau d’information.

N’est–il pas plus approprié de dire que les ouvriers des entreprises structurées sur le modèle tayloriste travaillaient, ou travaillent encore, hors de toute hiérarchie ? Qui pourrait appeler " hiérarchique ", une personne n’ayant aucun pouvoir ? Ce qui ne veut pas dire que les ouvriers travaillent à leur guise, en toute liberté, loin de là. Ils travaillent dans un contexte où tout est mesuré, quantifié, organisé. Ils sont dans un univers où la machine, comme la relation humaine, est pensée " scientifiquement ", c’est à dire ici, mécaniquement. Or, une mécanique ne peut constituer une hiérarchie. L’homme est un objet technique

L’organisation tayloriste pense le travail d’exécution comme un processus technique semblable à celui d’une machine. La structure pyramidale, nécessaire à la circulation de l’information, est également conçue comme une machine. " Dans la pensée de Taylor, chaque tâche, qu’elle soit accomplie par les ouvriers ou les membres de la direction, devient autonome et spécialisée. " Par " autonome et spécialisée ", il faut entendre : codifiée, figée, répétitive, afin qu’avec l’entraînement, on puisse aller plus vite. Les mêmes principes qui ont déterminé les gestes utiles des ouvriers sur machine et ont servi à calculer l’allure, doivent régler les tâches administratives et les tâches de direction. Tout est mécanisé. La structure pyramidale des entreprises, formée de contremaîtres et de cadres, est une sorte de prothèse servant de système nerveux, destiné à assurer à la direction de l’entreprise la remontée des données de production et la transmission des directives qu’elle édicte. Taylor voit le travail comme un tout. Ce tout est une immense mécanique rationnellement proportionnée dans laquelle l’homme n’est que le prolongement de la machine. Cette vision mécaniste ne laisse aucune place à la hiérarchie. N’importe quelle organisation pyramidale n’implique pas nécessairement l’existence réelle d’une hiérarchie

Une conception anti technocratique

Citons, en contrepoint, le Pape Pie XII s’adressant à des agents de maîtrise. D’emblée, il fixe leur fonction : vous avez des hommes à diriger. Mais de quelle manière ? Nous sommes loin de la conception tayloriste.
Votre situation au sein des entreprises où vous constituez le lien entre la direction générale et les agents d’exécution, réclame de vous non seulement des aptitudes professionnelles, mais un sens profondément humain. Vous avez à diriger des personnes intelligentes et libres. Si vous vous efforcez de garder devant les yeux la vue de l’homme totale et compréhensive, dont nous venons de parler, vous n’aurez pas de peine à vous rendre compte que les problèmes personnels qui engagent votre vie et votre destinée, ceux qui touchent aux couches les plus intimes de votre esprit et de votre cœur, se posent avec autant d’acuité, bien que d’une manière moins réfléchie, pour le plus humble de vos subordonnés. Vous aimez qu’on vous confie des responsabilités, qu’on vous laisse la liberté de prendre des initiatives ; vous désirez percevoir le but poursuivi et enregistrer au fur et à mesure les étapes qui vous en rapprochent, vous souhaitez déborder le cadre purement professionnel, pour développer votre personnalité toute entière : tout cela est bon et légitime. Il est donc souhaitable que le travailleur le plus modeste y participe progressivement. Après l’avoir traité trop longtemps comme un outil de production, corvéable à merci, on s’est préoccupé des conditions matérielles de son existence. On reconnaît à présent qu’il serait insuffisant d’en rester là. Puisque le travail pour tout homme est une nécessité, il faut que les occupations professionnelles ne briment pas ses sentiments les plus naturels et les plus spontanés, mais respectent pleinement sa dignité. C’est dire qu’il ne peut suffire de voir en lui un producteur de biens, mais qu’il faut le traiter comme un être spirituel que son travail doit ennoblir et qui attend de ses chefs plus encore que de ses égaux l’intelligence de ses besoins et une sympathie vraiment fraternelle.
 "

Michel Tougne


Notes 

Alfred D. Chandler La main visible trad. F Langer éd. Economica, 1989. Le titre du livre fait allusion à la croyance d’Adam Smith qui pensait au contraire que l’économie était dirigée par une main invisible qui régulait le marché.  La pensée de Smith est infiniment plus corrosive que celle de Chandler.

Enterprise Ressources Planning : logiciels de gestion pour les entrepris

Voir article "les débuts du management"

C. Kennedy, Toutes les théories du Management, Maxima, 1998 p. 203

 Pie XII : Allocution du 11 oct. 1953

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1 novembre 2006 3 01 /11 /novembre /2006 16:48
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  • La politique est refoulée par les mêmes causes qui ont éliminé la religion. Dès lors, que reste-il de la société ? La science ? Mais la science ne donne aucun sens aux actes humains. Il est urgent de retrouver la mémoire de ce que nous sommes
  • La politique est refoulée par les mêmes causes qui ont éliminé la religion. Dès lors, que reste-il de la société ? La science ? Mais la science ne donne aucun sens aux actes humains. Il est urgent de retrouver la mémoire de ce que nous sommes

Pie XII


La grande misère de l'ordre social est qu'il n'est ni profondément chrétien  ni réellement humain, mais uniquement technique et économique

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